Voici donc du jour au lendemain cette jeune fille de seize ans, sans expérience, en présence d’un problème effrayant et lourd de conséquences historiques. Deux solutions se présentent à Marie Stuart : elle peut se montrer accommodante et agir en habile politique, elle peut reconnaître en sa cousine Elisabeth une reine légitime d’Angleterre et renoncer quant à elle à toute prétention qu’on ne pourrait d’ailleurs faire valoir que par les armes. Ou bien elle doit déclarer franchement, énergiquement, qu’Elisabeth est une usurpatrice et faire appel à l’armée française et à l’armée écossaise pour la renverser. La fatalité veut que Marie Stuart et ses conseillers choisissent une troisième solution, la plus funeste qui soit en politique : le moyen terme. Au lieu d’attaquer résolument Elisabeth, la cour de France donne avec fanfaronnade un coup d’épée dans l’eau : sur l’ordre d’Henri II, le couple héritier ajoute à ses armes celles de la couronne d’Angleterre, et plus tard Marie Stuart se fera appeler dans tous les actes officiels : « Regina Franciœ, Scotiœ, Angliœ et Hiberniœ. » Ainsi on élève des prétentions mais on ne les fait pas valoir. On n’attaque pas Elisabeth, on l’irrite seulement. Au lieu d’agir réellement en recourant aux armes, on préfère accomplir le geste impuissant de peindre et de graver ses revendications, ou de les écrire sur le parchemin. On crée de cette façon une équivoque permanente, car sous cette forme les droits de Marie Stuart au trône d’Angleterre existent et n’existent pas ; selon qu’on le juge à propos, on les tait un jour pour s’en prévaloir de nouveau le lendemain. C’est ainsi qu’Henri II répond à Elisabeth qui lui demandait, conformément aux traités, de lui restituer Calais : « En ce cas, Calais doit être rendu à la dauphine, à la reine d’Ecosse, que nous considérons tous comme étant la reine d’Angleterre. » Mais d’autre part il ne fait pas un geste pour donner vie aux prétentions de sa belle-fille et il continue de traiter avec la soi-disant usurpatrice comme avec une souveraine légitime.
Ce geste absurde et stérile, cette peinture d’armoiries d’une vanité tout enfantine n’a rien apporté à Marie Stuart, au contraire, elle lui a causé le plus grand préjudice. Il y a dans la vie de chaque homme des fautes irréparables. La maladresse politique qu’elle a commise alors plutôt par bravade et gloriole que consciemment a fait le malheur de sa vie, elle lui a valu l’inimitié mortelle de la femme la plus puissante d’Europe. Une véritable souveraine peut permettre et tolérer tout excepté que l’on conteste ses droits de reine et que l’on revendique sa couronne : c’est pourquoi on ne peut pas en vouloir à Elisabeth si, à partir de ce moment-là, elle considère Marie Stuart comme une ennemie dangereuse, si elle voit constamment se dresser derrière son trône l’ombre de sa rivale. Toute l’amitié des deux femmes sur laquelle on a écrit et dont on a parlé ne fut que vernis et trompe-l’œil pour masquer leur profonde inimitié : au fond la blessure reste, inguérissable. Dans la politique et dans la vie, les demi-mesures et les hypocrisies font toujours plus de mal que les décisions nettes et énergiques. Plus de sang a coulé pour cette couronne d’Angleterre jointe aux armes de Marie Stuart que pour une vraie couronne. Une guerre franche eût définitivement tranché la question dans un sens ou dans l’autre ; au contraire la guerre sournoise que se font les deux femmes trouble toute leur existence.
Au début de juillet 1559, à l’occasion d’un tournoi donné à Paris pour célébrer la paix de Cateau-Cambrésis, le dauphin et la dauphine arborent encore ostensiblement le fatal écusson porteur des insignes de la puissance britannique. Henri II, roi chevaleresque, tient à rompre en personne une lance « pour l’amour des dames », et tout le monde sait de quelle dame il veut parler : de la belle et fière Diane de Poitiers qui, de sa loge, penche ses regards sur son royal amant. Mais soudain le jeu devient terriblement sérieux. L’histoire se décide dans ce combat. Le capitaine de la garde écossaise, Montgomery, dont la lance s’est brisée et qui n’a plus que le tronçon en main, charge le roi, son adversaire, avec une violence telle qu’un éclat pénètre profondément dans l’œil de celui-ci et qu’il tombe de cheval, évanoui. On croit d’abord que la blessure n’est pas dangereuse, mais le roi ne reprend pas connaissance. La famille royale consternée ne quitte point le lit du blessé ; pendant quelques jours, la robuste nature du vaillant Valois lutte contre la mort ; finalement, le 10 juillet, son cœur cesse de battre.
La cour de France, même dans les moments les plus douloureux, respecte les traditions qui sont pour elle des lois souveraines. Comme la famille royale quitte le palais, Catherine de Médicis, l’épouse de Henri II, s’arrête soudain devant la porte. Depuis l’instant qui l’a fait veuve, le droit de préséance ne lui appartient plus : il appartient à la femme que ce même instant a élevée au rang de reine. D’un pas timide, Marie Stuart, épouse du nouveau roi de France, troublée, passe – il le faut – devant la reine d’hier. En faisant ce pas, elle a, à l’âge de seize ans, dépassé toutes les femmes de son âge et atteint le plus haut degré de puissance que la vie pouvait lui accorder.
Reine, veuve et reine encore
Juillet 1560-août 1561
Rien n’a rendu la destinée de cette Stuart plus tragique que l’empressement trompeur avec lequel la fortune a remis le pouvoir entre ses mains.
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