Marie Stuart appartient à ce type de femmes très rares et captivantes dont la capacité de vie réelle est concentrée dans un espace de temps très court, dont l’épanouissement est éphémère mais puissant, qui ne dépensent pas leur vie tout au long de leur existence, mais dans le cadre étroit et brûlant d’une passion unique. Jusqu’à vingt-trois ans son âme respire le calme et la quiétude ; après sa vingt-cinquième année elle ne vibrera plus une seule fois intensément ; mais entre ces deux périodes un ouragan la soulève et d’une destinée ordinaire naît soudain une tragédie aux dimensions antiques, aussi grande et aussi forte peut-être que l’Orestie. Ce n’est que pendant ces deux brèves années que Marie Stuart est vraiment une figure tragique, ce n’est que sous l’effet de sa passion démesurée qu’elle s’élève au-dessus d’elle-même, détruisant sa vie tout en l’immortalisant.

Etant donné cette particularité, toute représentation de Marie Stuart a sa forme et son rythme fixés d’avance : l’artiste n’a qu’à s’efforcer de mettre en relief dans tout ce qu’elle a d’étrange et d’exceptionnel cette courbe vitale qui monte à pic et retombe brusquement sur elle-même. Qu’on ne prenne donc pas pour un paradoxe le fait que la période de ses vingt-trois premières années et celle de ses vingt ans ou presque de captivité ne tiennent guère ensemble dans ce livre plus de place que les deux ans de sa tragédie amoureuse. Dans la sphère d’une destinée, la durée du temps à l’extérieur et à l’intérieur n’est la même qu’en apparence ; en réalité, ce sont les événements qui servent de mesure à l’âme : elle compte l’écoulement des heures d’une tout autre façon que le froid calendrier. Enivrée de sentiment, transportée et fécondée par le destin, elle peut éprouver d’infinies émotions dans le temps le plus court ; par contre, sevrée de passion, d’interminables années lui feront l’effet d’ombres fugitives. C’est pourquoi seuls les moments de crise, les moments décisifs comptent dans l’histoire d’une vie, c’est pourquoi le récit de celle-ci n’est vrai que vu par eux et à travers eux. C’est seulement quand un être met en jeu toutes ses forces qu’il est vraiment vivant pour lui, pour les autres, toujours il faut qu’un feu intérieur embrase et dévore son âme pour que s’extériorise sa personnalité.

Reine au berceau

1542-1548

A l’âge de six jours Marie Stuart est reine d’Ecosse : dès le commencement de sa vie s’accomplit la loi de son destin qui veut qu’elle reçoive tout trop tôt de la fortune pour pouvoir en jouir consciemment. Lorsqu’elle vient au monde au château de Linlithgow, en ce sombre jour de décembre 1542, son père Jacques V agonise dans un château voisin, à Falkland ; il n’a que trente et un ans et cependant il est déjà écrasé par la vie, las de la lutte, las de la couronne. C’était un homme brave, chevaleresque et naguère d’humeur joyeuse, un ami passionné des arts, des femmes et un roi familier avec ses sujets : souvent, on l’avait vu sous un déguisement aux fêtes de village, où il dansait et plaisantait avec les paysans ; il était l’auteur de plusieurs chansons ou ballades qui lui survécurent longtemps dans la mémoire du peuple. Mais cet héritier infortuné d’une race malheureuse, né à une époque barbare, dans un pays insubordonné, était prédestiné à un sort tragique. Un voisin autoritaire et sans scrupules, Henri VIII, le presse d’introduire la Réforme dans ses Etats. Jacques V résiste et reste fidèle à l’Eglise ; les nobles Ecossais, toujours heureux de créer des difficultés à leur souverain, profitent de ce désaccord pour inquiéter et pousser à la guerre cet homme d’esprit enjoué et pacifique. Quatre ans plus tôt, Jacques V, aspirant à la main de Marie de Guise, lui avait clairement décrit le destin malheureux d’un roi condamné à régner sur des clans indisciplinés et rapaces : « Madame, écrit-il dans sa lettre de demande en mariage, lettre d’une émouvante sincérité, je n’ai que vingt-sept ans et la vie me pèse déjà autant que ma couronne... Orphelin dès l’enfance, j’ai été le prisonnier de nobles ambitieux ; la puissante maison des Douglas m’a tenu longtemps en servitude et je hais leur nom et tout ce qui me rappelle les sombres jours de ma captivité. Archibald, comte d’Angus, de même que George, son frère et tous leurs parents exilés ne cessent d’exciter le roi d’Angleterre contre moi et les miens ; il n’y a pas de noble dans mes Etats qu’il n’ait séduit par ses promesses ou suborné avec son argent. Il n’y a pas de sécurité pour ma personne, rien ne garantit l’exécution de ma volonté ni celle de lois équitables. Tout cela m’effraye, Madame, et j’attends de vous appui et conseil. Sans argent, réduit aux seuls secours que je reçois de France ou aux dons parcimonieux de mon opulent clergé, j’essaye d’embellir mes châteaux, d’entretenir mes forteresses et de construire des vaisseaux. Malheureusement mes barons tiennent un roi qui veut vraiment régner pour un insupportable rival. Malgré l’amitié du roi de France et l’aide de ses troupes, malgré l’attachement de mon peuple, je crains bien de ne jamais pouvoir remporter sur mes barons rebelles une victoire décisive. Je surmonterais tous les obstacles pour ouvrir à cette nation la voie de la justice et de la paix et j’atteindrais peut-être mon but si je n’avais contre moi que la noblesse de mon pays. Mais le roi d’Angleterre ne cesse de semer la discorde entre elle et moi, et les hérésies qu’il a implantées dans mes Etats étendent leurs ravages jusque dans l’Eglise. De tout temps, mon pouvoir et celui de mes ancêtres n’a reposé que sur la bourgeoisie et le clergé, et je suis obligé de me demander si ce pouvoir durera encore longtemps. »

Toutes les calamités que le roi a prévues dans cette lettre prophétique s’accomplissent et un malheur plus grave encore le frappe. Les deux fils que Marie de Guise lui a donnés meurent au berceau et Jacques V, qui se trouve alors à la fleur de l’âge, ne voit pas venir d’héritier pour cette couronne qui d’année en année pèse plus lourdement sur son front. Finalement ses barons l’entraînent dans une guerre contre la puissante Angleterre, pour le lâcher ensuite traîtreusement au moment décisif. A Solway-Moss, l’Ecosse perd non seulement une bataille, mais aussi son honneur : abandonnées par leurs chefs sans avoir vraiment combattu, les troupes écossaises fuient en désordre ; quant au soldat chevaleresque qu’avait été le roi, il y a longtemps à cette heure tragique que la fièvre le tient alité dans son château de Falkland et qu’il ne lutte plus contre l’ennemi étranger mais contre la mort.

Le 9 décembre 1542, par une triste journée d’hiver où le brouillard assombrit la fenêtre, un messager frappe à la porte du malade. Il lui annonce qu’une fille, qu’une héritière lui est née. Mais le cœur épuisé de Jacques V n’a plus la force d’espérer ni de se réjouir.