Mais ils sont encore loin les sombres jours qui l’attendent ! Pour le moment cinq petites filles, insouciantes et gaies, s’ébattent et rient au milieu des canons du vaisseau de guerre français et des rudes marins, ravies comme le sont toujours les enfants d’un changement imprévu. Là-haut, pourtant, dans la hune, la vigie est inquiète : elle sait que la flotte anglaise croise dans la Manche pour s’emparer de la fiancée du roi d’Angleterre avant qu’elle devienne celle de l’héritier du trône de France. Mais Marie ne voit que ce qui est près d’elle et nouveau, la mer est bleue, les hommes sont aimables et forts et le navire fend les flots avec l’aisance d’un puissant et gigantesque animal.

Le 13 août, le galion atteint enfin le petit port de Roscoff. Les embarcations gagnent la rive. Enchantée de cette magnifique aventure, joyeuse, exubérante, la petite reine d’Ecosse, qui n’a pas encore six ans, saute sur la terre française. Son enfance a pris fin, sa destinée va commencer.

Jeunesse en France

1548-1555

La cour de France a une longue expérience des belles manières, elle est irréprochable dans l’art mystérieux de l’étiquette. Un Henri II, un Valois sait quels honneurs sont dus à la fiancée d’un dauphin. Avant qu’elle arrive, il signe un décret ordonnant que la « reinette » soit reçue dans toutes les villes et localités qui se trouvent sur son passage avec le même cérémonial que si elle était sa propre fille. C’est ainsi que Nantes réserve à Marie Stuart les plus charmantes attentions. On ne s’est point contenté d’ériger au coin des rues des galeries ornées d’emblèmes classiques : déesses, nymphes et sirènes, d’égayer l’humeur des gens de l’escorte avec quelques tonneaux d’un vin excellent, de tirer des feux d’artifice et des salves d’artillerie, mais encore une sorte de régiment d’honneur lilliputien de cent cinquante petits enfants vêtus de blanc, tous âgés de moins de huit ans, jouant du fifre et du tambour, armés de piques et de hallebardes minuscules précèdent la petite reine à travers la ville en poussant des vivats. Et il en est de même dans toutes les bourgades : c’est au milieu d’une succession ininterrompue de fêtes que Marie Stuart arrive enfin à Saint-Germain. Là, elle voit pour la première fois son fiancé, moins âgé qu’elle encore, un petit garçon de quatre ans et demi, pâle, chétif, rachitique, que son sang empoisonné prédestine à la maladie et à une fin prématurée et qui salue timidement sa fiancée. Les autres membres de la famille royale, séduits par la grâce de Marie, l’accueillent avec la plus grande affection ; Henri II, ravi, dira dans une de ses lettres qu’elle est « la plus parfayt enfant que je vys jamès ».

La cour de France est à ce moment-là une des plus brillantes et des plus grandioses du monde. Cette époque de transition qui succède au sombre moyen âge garde un dernier reflet romantique de la chevalerie expirante. La force et le courage virils se manifestent encore dans les plaisirs de la chasse, des carrousels et des tournois, dans les aventures et la guerre à l’ancienne et rude manière ; cependant l’esprit a déjà acquis des droits magnifiques dans la société des grands et, après avoir conquis les cloîtres et les universités, l’humanisme a pénétré dans les palais royaux. L’amour du luxe chez les papes, le besoin de jouissances sensuelles et spirituelles de la Renaissance, la recherche de la joie dans l’art venus d’Italie ont pénétré victorieusement en France ; on assiste alors à quelque chose d’unique : la communion de la force et de la beauté, du courage et de l’insouciance : on aime la vie et cependant la mort n’est point redoutée. Nulle part la bravoure et la légèreté ne s’allient plus naturellement et plus librement que chez les Français ; l’esprit chevaleresque du Gaulois se marie à merveille avec la culture classique de la Renaissance. On exige d’un gentilhomme que, dans les tournois, vêtu de la cotte de mailles, la lance au poing, il charge son adversaire avec violence et que, d’autre part, il exécute avec grâce les figures de danse les plus ingénieuses ; il doit connaître magistralement le rude art de la guerre aussi bien que les douces lois de la courtoisie ; la même main qui manie le pesant espadon dans les corps à corps doit savoir jouer du luth avec délicatesse et écrire un sonnet pour une femme aimée : l’idéal de l’époque c’est d’être à la fois fort et délicat, rude et cultivé, exercé au combat et versé dans les arts. Pendant le jour, le roi et les gentilshommes de sa cour, accompagnés d’une meute écumante, chassent le cerf et le sanglier, ou bien font des armes ; mais le soir ils se réunissent avec leurs nobles épouses dans les salles splendidement restaurées des châteaux du Louvre ou de Saint-Germain, de Blois ou d’Amboise pour se recréer spirituellement : là on lit des vers, on fait de la musique, on dit des madrigaux et l’on ressuscite dans des mascarades l’esprit de la littérature antique. La présence de jolies femmes aux parures splendides, les œuvres de poètes et de peintres de l’ordre d’un Ronsard et d’un Clouet donnent à cette cour somptueuse une couleur et un air d’allégresse uniques qui s’expriment avec prodigalité dans toutes les formes de l’art et de la vie. Comme partout en Europe avant les funestes guerres de religion, la civilisation en France est à cette époque en plein essor.

Celui qui doit vivre à la cour, et, surtout, celui qui doit y régner un jour en maître est obligé de se conformer aux nouvelles exigences intellectuelles. Il doit s’efforcer d’atteindre la perfection dans tous les arts et dans toutes les sciences, il doit savoir assouplir son esprit et son corps. Ce qui demeurera éternellement une des plus belles pages de gloire de l’humanisme, c’est d’avoir fait un devoir à ceux qui veulent jouer un rôle dans les sphères élevées de la vie de se familiariser avec tous les arts. Rares sont les époques où l’on a attaché une telle importance à une parfaite éducation, non seulement en ce qui concerne les hommes de qualité, mais aussi les dames de la noblesse. Comme Marie d’Angleterre et Elisabeth, Marie Stuart doit apprendre aussi bien le grec et le latin que l’italien, l’anglais et l’espagnol. Mais grâce à sa clarté et à sa vivacité d’esprit et à cet amour de l’étude qu’elle tient de ses aïeux, toute difficulté devient un jeu pour cette enfant douée.