A l’âge de treize ans déjà, Marie, qui a appris le latin dans les Colloques d’Erasme, déclame dans la grande salle du Louvre, en présence de toute la cour, un discours latin dont elle est l’auteur, et son oncle maternel, le cardinal de Lorraine, peut écrire avec orgueil à Marie de Guise : « Vostre fille est tellement creue et croist tous les jours en grandeur, bonté, beauté, saigesse et vertus que c’est la plus parfayte et accomplie en toutes choses honnêtes et vertueuses qu’il est possible, et ne se voit aujourd’hui rien de tel en ce royaulme, soit en fille noble ou aultre de quelque basse ou moyenne condition et qualité qu’elle puisse être ; et suis contrainct vous dire, madame, que le roy y prend tel goust, qu’il passe bien son temps à deviser avec elle l’espace d’une heure, et elle le sçait aussi bien entretenir de bons et saiges propos, comme feroit une femme de vingt-cinq ans. » Et en effet le développement intellectuel de Marie Stuart est étrangement précoce. Elle possède bientôt le français avec une telle maîtrise qu’elle se risque dans la voie poétique et qu’elle peut dignement répondre aux vers flatteurs d’un Ronsard et d’un Du Bellay. Et ce n’est pas seulement comme amusement de cour qu’elle emploie la poésie ; plus tard, dans les moments de détresse, c’est à elle qu’elle confiera de préférence ses sentiments. Elle montre aussi un goût extraordinaire pour les autres formes de l’art : elle chante à ravir en s’accompagnant sur le luth, le charme de sa danse est célèbre, ses broderies ne sont pas seulement l’œuvre d’une main habile, elles révèlent un talent particulier ; ses toilettes restent discrètes et n’ont pas l’aspect de lourdeur des pompeux vertugadins dans lesquels se pavane Elisabeth : vêtue du kilt écossais ou en robe de soie, parée de sa grâce virginale, elle a toujours l’air aussi naturel. Le bon goût et le sens du beau sont des dons inhérents à la nature de Marie Stuart ; cette noble attitude, jamais théâtrale, qui donne à sa personne un éclat romantique, la fille des Stuart la conserve toujours, même aux heures les plus sombres, comme un héritage précieux de son sang royal et de son éducation princière. Dans le domaine du sport, c’est à peine si elle le cède aux plus habiles des gentilshommes de la cour : c’est une cavalière infatigable, une chasseresse passionnée, une adroite joueuse de paume ; ce long et svelte corps de jeune fille, malgré toute sa grâce, ne connaît ni fatigue ni lassitude. Insouciante, gaie, heureuse, elle prodigue partout sa riche et enthousiaste jeunesse sans se douter qu’elle est en train d’épuiser le plus pur bonheur de sa vie.

Non seulement les muses mais aussi les dieux bénissent son enfance. A ses joyeux dons spirituels Marie Stuart joint d’extraordinaires attraits physiques. A peine est-elle devenue jeune fille que déjà les poètes célèbrent à l’envi sa grâce particulière. « Venant sur les quinze ans sa beauté commença à paroistre, comme la lumière en beau plein midy », proclame Brantôme, et Du Bellay, avec plus de passion encore, s’écrie :

 

En vostre esprit le ciel s’est surmonté,
Nature et art ont en vostre beauté
Mis tout le beau dont la beauté s’assemble.

 

Chez Lope de Vega c’est presque du délire : « Les étoiles empruntent à ses yeux leur éclat merveilleux et à son visage ces couleurs qui les rendent si belles. » Lorsque François II meurt, Ronsard met dans la bouche de Charles IX s’adressant à son frère les mots suivants :

 

Avoir joui d’une telle beauté
Sein contre sein valoit ta royauté.

 

Et Du Bellay résume toutes les louanges dans cette exclamation pleine d’enivrement :

 

Contentez-vous mes yeux !
Vous ne verrez jamais une chose plus belle.

 

Mais toujours les poètes exagèrent par habitude, et surtout les poètes de cour, dès qu’il s’agit de vanter les perfections de leur souveraine. C’est pourquoi l’on regarde avec curiosité les portraits de l’époque, dont la fidélité se trouve garantie par la main d’un maître tel que Clouet et l’on n’est ni déçu ni complètement gagné par cet enthousiasme lyrique. La beauté n’est pas rayonnante, mais plutôt piquante : on voit un ovale délicat et gracieux, auquel le nez, un peu pointu, vient apporter ce charme de l’irrégularité qui donne toujours un attrait particulier à un visage féminin ; un œil doux et sombre au regard plein de mystère et à l’éclat voilé ; la bouche est muette. Il faut reconnaître que vraiment la nature a employé pour cette fille de roi ses matériaux les plus précieux : une peau étincelante de blancheur, une chevelure blond cendré, luxuriante, des mains longues, fines et blanches, un buste élancé, souple, « dont le corsage laissait entrevoir la neige de la poitrine ou dont le collet relevé droit découvrait le pur modelé des épaules ». On ne trouve pas de défaut dans ce visage, mais c’est précisément parce qu’il est aussi froidement parfait, aussi uniment beau qu’il lui manque tout trait caractéristique. On ne sait rien de cette gracieuse jeune fille quand on regarde son portrait et elle-même ne sait encore rien de sa vraie nature. Ni l’âme ni les sens ne s’expriment sur ce visage, la femme n’a pas encore parlé dans cette femme : c’est une jolie et douce pensionnaire qui vous regarde d’un air aimable et gracieux.

Ce manque de maturité, cette somnolence des sens se trouvent confirmés par tous les rapports oraux en dépit de leurs débordements lyriques. Car justement, en vantant sans cesse chez Marie Stuart la brillante éducation, l’absence de défauts, l’application, la correction, on parle d’elle comme d’une élève parfaite. On apprend qu’elle étudie très bien, que sa conversation est pleine de charme, qu’elle est pieuse et a de belles manières, qu’elle excelle dans tous les jeux et dans tous les arts, sans manifester pour aucun de ceux-ci des dispositions particulières, qu’elle est courageuse et docile et se tire à la perfection des devoirs imposés à une fiancée royale. Mais ce ne sont là que des qualités sociales, des qualités de cour que tous admirent, des choses impersonnelles en somme. D’elle-même, de son caractère, on ne nous dit rien de particulier, ce qui prouve que le fond de sa nature, que sa personnalité reste provisoirement cachée à tous les regards, pour la simple raison qu’elle n’est pas encore éclose. Pendant des années encore l’éducation et les manières distinguées de la princesse ne laisseront pas deviner la violence des passions qui agiteront un jour l’âme épanouie de la femme lorsqu’elle aura été ébranlée au plus profond d’elle-même. Pour le moment son front brille toujours d’un éclat muet et froid, son sourire est doux et gracieux, son regard sombre qui n’a vu que le monde extérieur et n’a pas encore sondé les profondeurs de son cœur médite et interroge. Marie Stuart, pas plus que les autres, ne sait rien de l’héritage que charrie son sang, ni des dangers qui l’attendent. C’est toujours la passion qui dévoile à une femme son caractère, c’est toujours dans l’amour et dans la douleur qu’elle atteint sa véritable mesure.

 

On s’apprête à célébrer le mariage plus tôt qu’on ne l’avait prévu à cause des qualités pleines de promesses qui se révèlent chez la future princesse. Déjà Marie Stuart est appelée à voir les heures de sa vie fuir plus vite que celles des jeunes filles de son âge. Il est vrai que le fiancé qu’on lui a destiné est à peine âgé de quatorze ans et c’est de plus un garçon maladif. Mais en la circonstance la politique est moins patiente que la nature, elle ne veut pas et ne peut pas attendre.