D'ailleurs, elle sympathisait aussi avec lui sur le plan politique. Elle reprisait ses chaussettes, l'invitait à dîner, lui offrait des saucisses, du jambon et des confitures. « Pour t'engraisser mon garçon », disait-elle en le regardant tendrement. Au surplus, c'était précisément la maigreur de son corps entraîné, point très grand, souple et mince, qui lui plaisait. Quand ses cheveux épais, d'un blond foncé se hérissaient sur sa nuque de façon vraiment trop rebelle, Mme Efeu disait : « Tu as l'air d'un voyou ! » et tirait de son sac un peigne.

Hans Miklas avait vraiment l'air d'un voyou ; au vrai, d'un voyou pour qui les choses ne vont pas trop bien et qui surmonte obstinément sa fatigue. Il menait une vie épuisante. Il traînait toute la journée, présumait beaucoup trop de son corps mince, et sans doute son irritabilité et l'expression sombre, rétractile de son jeune visage, en étaient-elles la conséquence. Ce visage avait de lamentables couleurs. Sous les pommettes saillantes, il présentait des trous noirs, tant les joues étaient creuses. Autour de ses yeux clairs, les cernes étaient presque noirs. Au contraire, le front pur, enfantin, semblait comme éclairé d'une lumière pâle et sensible. La bouche, d'un rouge trop vif, brillait aussi, mais d'un éclat malsain, tout le sang semblait s'être concentré dans les lèvres boudeuses, protubérantes, laissant exsangue le reste du visage. Sous ces lèvres vigoureuses et séductrices, dont la souffleuse Efeu ne pouvait souvent détacher le regard, le menton trop court, faible et fuyant, produisait une impression décevante.

« Ce matin, à la répétition, tu avais encore une mine de papier mâché, dit la mère Efeu, préoccupée. Des poches si noires, si profondes, dans les joues ! Et cette toux - à faire pitié ! »

Miklas ne pouvait supporter d'être plaint. Seuls les cadeaux dont cette pitié s'accompagnait, lui agréaient, il les acceptait volontiers, encore qu'avec laconisme. Quant aux lamentations de Mme Efeu, il ne les entendait même pas. En revanche, il voulut savoir de Böck : « C'est vrai qu'aujourd'hui, toute la soirée, Höfgen s'est caché dans sa loge, derrière le paravent ? » Bock ne put en disconvenir. Miklas trouva le comportement de Höfgen si absurde qu'il en eut un accès d'hilarité. « Et tout ça à cause d'une youpine qui a la tête dans les épaules, jusque-là. » Il contrefit un bossu pour décrire Dora Martin. Mme Efeu s'amusait royalement. « Et ça veut être une vedette ! » Avec son exclamation sarcastique, il pouvait viser aussi bien la Martin qu'Höfgen. Tous deux faisaient partie, à son avis, de cette même clique privilégiée, non allemande, profondément condamnable. « La Martin ! continua-t-il, appuyant son jeune visage hargneux, douloureux, séduisant, dans ses mains maigres et point tout à fait propres. Il paraît aussi qu'elle débite des phrases de communiste de salon, avec ses 1 000 marks de cachet par soirée ! Quelle bande ! Mais on va les balayer, eux tous - Höfgen aussi devra y passer ! »

Habituellement, il ne tenait pas de propos aussi dangereux à la cantine, surtout quand Kroge était dans les parages. Aujourd'hui, il se laissait aller - non pas, il est vrai, au point de s'exprimer trop haut. Il en restait à un violent chuchotement. Mme Efeu et M. Knurr hochaient la tête avec approbation, tandis que les yeux de Böck larmoyaient. « Le jour viendra », dit encore Miklas, à voix basse, mais passionnée, et ses prunelles claires eurent un éclat fiévreux entre leurs cernes noirâtres. Après quoi il fut pris d'une effroyable quinte de toux.