Mme Efeu lui tapa dans le dos et sur les épaules. « Ça rend un son vraiment caverneux, dit-elle, inquiète. Comme si ça venait du fond de ta poitrine. »
L'étroit local était plein de fumée. « L'atmosphère est à couper au couteau, gémit Mlle Motz. L'homme le plus vigoureux n'y résisterait pas. Et ma voix ! Mes enfants, demain vous pourrez me voir de nouveau assise chez l'oto-rhino. » Nul n'avait la moindre envie de la voir assise là-bas. Rachel Mohrenwitz dit même avec ironie : « Notre chanteuse de coloratur », sur quoi elle reçut un regard terrible de Mlle Motz qui, de toute façon, en voulait à Rachel. Petersen savait pourquoi. La veille encore, on l'avait trouvé dans la loge de la fille démoniaque, et Mlle Motz avait eu sujet de pleurer, mais aujourd'hui, elle semblait décidée à ne pas laisser une cruche, qui peut-être en faisait encore accroire à cause de son monocle et de sa ridicule coiffure, lui gâter sa belle humeur. Elle joignit les mains sur son ventre et afficha ses dispositions amères. « On est bien ici, c'est gentil, dit-elle cordialement. Pas, père Hansemann ? » Elle cligna des yeux vers l'hôtelier, à qui elle devait encore 27 marks, et qui, pour ce motif, ne répondit pas à son clignement. Tout de suite après, elle s'épouvanta parce que Petersen se faisait servir un bifteck, et avec un œuf sur le plat, encore ! « Comme si une paire de saucisses n'auraient pas suffi ! » Des larmes de colère lui montèrent aux yeux. Entre Mlle Motz et Petersen, il y avait sans cesse des chicanes et des contestations, car le père noble, selon la conviction de son amie, inclinait vers la prodigalité. Il se commandait toujours des plats coûteux et les pourboires qu'il distribuait étaient trop élevés. « Naturellement ! Naturellement ! il a fallu que ce soit du rôti avec des œufs », gémit Mlle Motz. Petersen grommela qu'il fallait bien qu'un homme se nourrisse convenablement. Mais Mlle Motz, perdant tout contrôle sur elle, demanda soudain avec une ironie furieuse, à Rachel Mohrenwitz, si Petersen lui avait peut-être offert une bouteille de champagne ? « Veuve-Cliquot, extra-fine », cria Mlle Motz et, malgré toute la hargne qu'elle éprouvait, elle prononça le nom de la marque de champagne avec ce raffinement qui lui permettait de jouer les femmes du monde. Sur quoi, Mlle Mohrenwitz fut sérieusement offensée. « Je vous en prie ! c'est un peu fort, s'écria-t-elle d'une voix stridente. Est-ce là une plaisanterie ? » Le monocle tomba de son orbite. Son visage joufflu, rouge de colère, perdit tout à coup son air démoniaque. Kroge levait déjà un regard surpris. Mme von Herzfeld souriait ironiquement, mais le beau Bonetti tapa sur l'épaule de Mlle Motz, et en même temps, sur celle de Mlle Mohrenwitz, qui s'était approchée, agressive. « Vous chamaillez pas, les enfants, conseilla-t-il, avec des rides particulièrement lasses et dégoûtées aux commissures des lèvres. Vous n'en sortirez pas. Jouons plutôt aux cartes. »
En cet instant, des appels assourdis se firent entendre, et tous se tournèrent vers la porte qui venait de s'ouvrir. Dora Martin apparut sur le seuil. Derrière elle, se pressait, comme sur scène la suite de la reine, l'« ensemble » qu'elle emmenait en voyage.
Dora Martin se prit à rire et fit signe aux membres du Künstlertheater de Hambourg, en criant, de sa voix rauque, à la manière célèbre que toutes les jeunes actrices copiaient dans tout le pays, en faisant traîner certains mots de chaque phrase : « Mes enfants, on est invité, un très assommant banquet, affreusement dommage, mais nous devons y aller. » Elle semblait parodier son propre mode d'élocution, tant elle prolongeait arbitrairement les syllabes. Mais les oreilles en étaient agréablement charmées, même celles des personnes qui ne pouvaient souffrir Dora Martin, par exemple, le jeune Miklas.
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