En proie à de graves difficultés matérielles, désespéré par le suicide de son ami Stefan Zweig, sentant sa sœur Erika s'éloigner de lui, Klaus eut de plus en plus recours à des drogues. La force de vivre lui manqua bientôt. Et c'est à Cannes qu'il se suicida, le 21 mai 1949.
Un mois et demi plus tard, Thomas Mann écrivait à Hermann Hesse : « Mes rapports avec lui étaient difficiles et point exempts d'un sentiment de culpabilité puisque mon existence jetait par avance une ombre sur la sienne [...]. Il travaillait trop vite et trop facilement. » Peut-être, mais il n'en reste pas moins que Klaus Mann a su construire une œuvre singulière, attachante et combative, une œuvre d'une magnifique force intellectuelle.
A Hambourg, dans les années vingt, Hendrik Hôfgen est un acteur de théâtre promis à un bel avenir. Sans être génial, son talent est grand ; son ambition aussi, qui confine à l'arrivisme. En fait, comme beaucoup de comédiens, Hôfgen a un rapport cathartique à son métier, qui lui permet de libérer ou d'oublier sur scène les tourments d'une âme sombre. Dans la vie, son cabotinage, sa névrose de séduction, son égoisme le privent d'aimer et d'être aimé. Déficient sexuel, il ne peut jouir que sous le fouet d'une putain noire... Après un mariage brillant, mais fatalement raté, après des débuts très remarqués sur la scène berlinoise, Höfgen va s'enfoncer dans la trahison, l'infamie. En 1933, Hitler, qui n'est jamais cité dans Mephisto que comme le « Führer », devient chancelier. Oubliant ses anciennes amitiés communistes, ses professions de foi antinazies, abandonnant sa femme en exil, Hôfgen choisira de privilégier sa carrière et, pour ce faire, pactisera avec le diable : le régime nazi. Pour jouer le Mephisto de Faust, il courtise la maîtresse de Goering (surnommé « l'Obèse » par K. Mann), Goering qui le nommera bientôt directeur des Théâtres du IIIe Reich. Devenu le bouffon d'un régime qui ne s'est jamais privé lui-même d'user des ficelles d'une absurde et monstrueuse théâtralité, Hôfgen incarne la figure type de l'intellectuel dévoyé. Tragique et déchiré, cynique et inconscient, lâche, lucide et de mauvaise foi, Höfgen, en larmes dans les bras de sa mère, laissera tomber ces mots d'une incroyable faiblesse : « Que me veulent les hommes ? Pourquoi me poursuivent-ils ? Pourquoi sont-ils si durs ?Je ne suis pourtant qu'un comédien tout à fait ordinaire !... »
Il ne fait pas de doute qu'Höfgen fut inspiré par l'acteur allemand Gustav Gründgens qui avait épousé Erika, la sœur de Klaus Mann, à laquelle l'écrivain était très lié. Mephisto fut d'ailleurs longtemps interdit par la famille Gründgens. Mais comme l'écrit Michel Tournier en préface, si le livre n'était qu'un règlement de comptes, il « ne vaudrait rien ». Mephisto est aussi un document, un pamphlet historique de premier ordre, dévoilant la psychologie d'un intellectuel fasciné par le pire des pouvoirs.
Préface
Dans ses mémoires, Katia Mann raconte qu'Arnold Schönberg, réfugié comme les Mann aux U.S.A., rencontra un jour un groupe d'étudiants américains. Les jeunes gens l'ayant reconnu se poussaient du coude et chuchotaient entre eux. Au moment où il les croisait, le célèbre compositeur entendit l'un d'eux murmurer : « C'est le père de Sehönberg. » Il se souvint alors que son fils venait de remporter un championnat universitaire de tennis.
La mère de Klaus Mann ne rapporte rien de semblable concernant son fils aîné. Non, toute sa vie, Klaus Mann fut le fils de Thomas Mann. Il l'a écrit lui-même avec une amertume résignée : la présence d'un père célèbre aide la carrière d'un jeune écrivain. Pendant les six premiers mois. Ensuite, et pour toujours, elle constitue un lourd handicap.
Ce ne serait rien encore s'il ne s'agissait que de carrière littéraire. Mais l'ombre d'un père génial n'a pas qu'une incidence sociale. Elle peut aussi peser sur la chair, le cœur, l'esprit du fils, et incliner son destin. Nous avons beau faire, nous ne pouvons pas ne pas tenter de déchiffrer Klaus à la lumière de Thomas...
Quand on parcourt la vie de Thomas Mann - vie privée ou publique, peu importe, car la célébrité efface cette distinction -, on est impressionné par la désespérante honorabilité de ce grand bourgeois. Sa vie est un modèle irréprochable, qu'on l'aborde sous l'angle professionnel, politique ou familial. Ce descendant d'une grande lignée patricienne de Lübeck n'avait qu'une « tare » aux yeux de ses concitoyens : sa mère était originaire d'Amérique du Sud. Toutefois, moins audacieux que son propre père, il épousa une Bavaroise et se fixa à Munich.
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