On conviendra que pour un écrivain de génie, ces infidélités à la ligne de la bourgeoise hanséatique sont bien timides. Peut-être faut-il être sain comme l'œil, mari fidèle, bon père de six enfants et citoyen intègre pour accoucher d'un monde romanesque où grouillent l'inceste, l'homosexualité, le suicide, l'assassinat, et toutes les plaies du corps — tuberculose, cancer et syphilis. Mais n'y a-t-il pas là une économie très calculée, un délicat équilibre qui risque de se rompre sur la tête du « fils » pour peu qu'il appartienne, lui aussi, à la race des écrivains ?
Soit, par exemple, le thème de l'inceste fraternel qui ne cessa de hanter Thomas Mann qui l'aborde en 1905 dans sa nouvelle Sang réservé et le traite longuement dans son roman l'Elu paru en 1951. Rien dans la vie de l'auteur ne paraît s'y rattacher. Pourtant sa femme Katia Mann avait un frère jumeau qui s'appelait Klaus et auquel - à en juger par les photos dont nous disposons - son neveu Klaus ressemblait de façon frappante. Le couple Katia-Klaus était si notoirement inséparable que la parution de Sang réservé provoqua un scandale et qu'il fallut retirer de la circulation les exemplaires de la revue Neue Rundschau où cette nouvelle avait été publiée. Deux années séparaient Klaus et sa sceur Erika. Pourtant une tournée triomphale de conférences faite en commun aux U.S.A. en 1927 les fit connaître comme « les jumeaux Mann ». Ce voyage trouva sa relation dans un livre signé en commun Rundherum qui déborde de joie de vivre, de voir, de découvrir et d'apprendre. On ne peut le lire sans envier tant de bonheur partagé, tant de juvénile intelligence. Un couple béni, ces jumeaux Mann !
Au retour Erika épousait l'acteur Gustav Gründgens, déjà célèbre pour son interprétation de Mephisto.
Ce fut certes un déchirement pour Klaus, et il serait facile de voir dans le roman Mephisto qu'il écrivit en exil en 7936 un règlement de comptes avec le rival détesté. S'il en était ainsi, le livre ne vaudrait rien et il ne ferait pas l'objet de réimpressions et de traductions quarante ans après.
Hendrik Hofgen est-il Gustav Gründgens ? Les héritiers du célèbre acteur le crurent et le firent croire puisqu'ils demandèrent et obtinrent l'interdiction du roman. Mais c'est faire bon marché de la création littéraire. Le regard qu'un romancier pose sur ses contemporains, a dit Thomas Mann, est d'une qualité particulière et paradoxale : froid et passionné à la fois. C'est qu'il y a de l'anthropophage dans le romancier, mais justement le cannibalisme ne va pas sans un bon estomac qui brasse, broie, dissout, digère, assimile et métamorphose. Qu'il y ait du Gründgens dans Höfgen, c'est indéniable. Mais le personnage créé par Klaus Mann déborde infiniment ce cas particulier.
Qu'on me pardonne une incidente personnelle. J'ai vu Gründgens à la scène, je ne l'ai pas connu personnellement. En revanche, j'ai pratiqué de près un autre homme de spectacle de sa génération, beaucoup plus compromis que lui avec le IIIe Reich, le cinéaste Veit Harlan auquel on doit notamment le Juif Suss et la Ville dorée. Or c'est à lui que je ne cesse de penser quand je relis Mephisto. Je retrouve dans le personnage de Höfgen sa vitalité, sa séduction, sa naïveté plus ou moins roublarde, ce curieux mariage d'une personnalité éclatante et d'un caractère assez faible et, dans la dernière phrase du roman, je crois entendre les exclamations de Veit Harlan revendiquant lors de son procès comme criminel de guerre l'impunité du bouffon de cour.
Plus encore qu'une page d'histoire - le drame des intellectuels allemands face à la dictature nazie -, ce livre est le portrait magistral d'un comédien. Hendrik Höfgen possède tous les traits de cette race à part, douée d'une vie à deux faces, les hommes de spectacle. Génies imposants sur une scène, un pied dans le monde imaginaire créé par Shakespeare, Molière, Goethe et quelques autres, la bouche pleine de citations retentissantes, mais soudain désarmés quand la rampe s'éteint, et surtout sans défense devant cette autre race, tout aussi illusionniste, mais combien plus redoutable, celle des hommes politiques. Il y aurait un livre à écrire sur les relations entre les hommes du pouvoir et les hommes de théâtre, et la couverture pourrait reproduire cette caricature d'époque où l'on voyait Talma apprenant à Bonaparte - devenu Napoléon Ier — comment marche un empereur.
Situé à la charnière grinçante du réel (politique) et de l'imaginaire (théâtral), ce roman rejoint la relation subtile et dangereuse de la vie et de l'œuvre de l'écrivain à laquelle nous faisions allusion. Parce qu'il sut garder l'allure et la réserve d'un grand bourgeois nordique, Thomas Mann put laisser libre cours dans son œuvre à tous les démons de la chair et de l'esprit. Klaus Mann n'avait pas son génie, et son œuvre multiple, abondante, brillante, relève plus du témoignage que de la création. Mais on peut imaginer que sa vie éclatée, déchirée, haletante était une réponse à celle par trop maîtrisée de son père. Thomas Mann n'avait jamais été jeune. Il incombait peut-être à Klaus Mann de ne pas pouvoir vieillir.
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