Hôfgen était entré à la cantine.
La rencontre avec Dora Martin l'avait merveilleusement rasséréné ; il semblait à présent d'humeur de fête. Un éclat condescendant émanait de son visage. Tous le regardaient, presque aussi subjugués que tout à l'heure en contemplant la vedette berlinoise. - Avant de saluer le directeur Kroge et Mme von Herzfeld, Hôfgen s'approcha de Böck, l'habilleur. « Ecoute donc, mon petit Böck », modula-t-il, et il se dressa devant lui, séduisant, les mains enfouies dans les poches, les épaules remontées, avec aux lèvres son sourire enjôleur. « Il faut que tu me prêtes au moins 7,50 marks. Je veux manger convenablement ce soir, et j'ai le sentiment que petit père Hansemann tient aujourd'hui à être payé comptant. » Ses yeux au chatoiement de gemmes précieuses jetèrent un regard oblique, méfiant, à Hansemann qui, le nez violacé, trônait, impassible, derrière son comptoir.
Böck avait bondi, consterné par la proposition de Höfgen - d'une part, flatteuse, d'autre part, effrayante -, ses yeux larmoyaient encore plus, ses joues avaient viré au rouge foncé. Tandis que, muet et ému, il fouillait dans ses poches, et que Hans Miklas observait la scène d'un regard attentif et haineux, la petite Angélique s'était vivement avancée. « Mais Hendrik ! dit-elle vite et timidement, si tu as besoin d'argent, je peux très bien te prêter 50 marks jusqu'au premier du mois. » Höfgen eût aussitôt ses yeux froids de poisson. Il dit avec hauteur, par-dessus son épaule. « Ne te mêle pas de nos affaires d'hommes, ma petite. Böck donne volontiers. » L'habilleur opina de la tête, avec agitation, tandis qu'Angélique Siebert se retirait les yeux humides. Höfgen empocha, d'un air détaché, sans un mot de remerciement, la monnaie d'argent de Böck ; Kurr, Miklas et Mme Efeu prirent une expression sombre, Böck sembla désemparé et Angélique le suivit en pleurant, tandis que de son pas balancé, le foulard de soie blanche toujours sur les épaules, il traversait l'établissement. « Le petit père Schmitz me laisserait à jeun », expliqua-t-il, un sourire triomphant aux lèvres, tourné vers la table directoriale.
Il y fut accueilli avec quelques acclamations. Kroge lui-même se contraignit à une cordialité un peu bruyante et point tout à fait sincère. « Eh bien, mauvais sujet, comment va ? Avez-vous bien surmonté cette soirée ? » Des plis aigus se dessinèrent autour de sa bouche de matou, presque comme Mlle Motz, et un regard fourbe brilla tout à coup derrière les verres de ses lunettes. Soudain, on put remarquer en lui qu'il n'écrivait pas seulement des essais culturels politiques et de la poésie lyrique, mais aussi que depuis trente ans, il s'occupait de théâtre. Höfgen et Otto Ulrichs se serrèrent longuement la main, confiants, en silence. Le directeur Schmitz fit une plaisanterie insignifiante, de sa voix étonnamment moelleuse, agréable. Mme von Herzfeld, elle, sourit avec une ironie immotivée, tandis que ses yeux mordorés, humectés de tendresse et presque implorants, se tournaient vers Hendrik. Il lui demanda conseil pouf le choix de son menu, ce qui donna à Mme von Herzfeld le prétexte de pousser sa chaise et de rapprocher de lui sa gorge au souffle difficile. Le sourire aguichant d'Höfgen ne semblait pas l'effrayer, elle y était habituée, et il la charmait.
Quand Papa Hansemann eut pris la commande, Höfgen commença à parler de la mise en scène qu'il projetait pour l'Eveil du printemps. « Ce sera convenable », dit-il sérieusement, tandis que son regard d'inspection glissait sur les acteurs comme les yeux d'un général sur ses troupes. « Siebert ne peut pas rater le rôle de Wendla. Bonetti n'est pas un Melchior Sabor idéal, mais Mohrenwitz sera une Ilse de premier ordre. » Il ne lui arrivait pas souvent de parler sans affectation et en fonction du sujet traité, comme à présent. Kroge l'écouta avec respect, non sans surprise. Ce fut Hedda von Herzfeld qui troubla de nouveau l'atmosphère en rapprochant d'Höfgen son grand visage poudré et duveteux, et en faisant remarquer - à la fois sarcastique et flatteuse : « Eh bien, en ce qui concerne Moritz Stiefel, la personnalité la plus qualifiée elle-même, Dora, vient de constater que le jeune artiste dramatique à qui nous avons confié le rôle n'est pas tout à fait dénué de talent... » Kroge plissa le front, désapprobateur. Hôfgen, pour sa part, fit mine de ne pas entendre la taquinerie. « Et vous, comment serez-vous, en somme, dans madame Gabor, ma chère ? » demanda-t-il à brûle-pourpoint à M"" von Herzfeld. C'était là une ironie ouverte et brutale. Que Mme Hedda fût une actrice sans talent, le fait était de notoriété publique ; en outre, chacun savait qu'elle en souffrait.
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