Impossible de le contester, son entrée avait fait sensation. La vue de ses yeux grands ouverts, puérils et mystérieusement profonds sous le front haut et intelligent, troublait et enchantait. Le père Hansemann même esquissa un sourire niais, subjugué. Mme von Herzfeld, qui avait été autrefois liée d'amitié avec la Martin, lui cria : « Mais c'est désolant, ma petite Dora ! Tu ne pourrais pas t'asseoir un instant avec nous ? » La considération générale qu'inspirait Hedda s'accrut, parce qu'elle tutoyait Dora Martin. Celle-ci agita, en un geste de refus, son visage souriant presque enfoui dans le col retroussé de son manteau de fourrure brun, car elle tenait ses épaules très hautes. « C'est trop dommage, roucoula-t-elle, tout en secouant la tête, et la crinière rousse de sa chevelure dénouée sur laquelle elle ne portait aucun chapeau flotta au vent. Mais de toute façon, nous sommes beaucoup trop en retard. »
Alors quelqu'un derrière elle se poussa à travers la foule. C'était Hendrik Höfgen, survenu à l'improviste. Il portait le smoking qu'il revêtait sur scène dans ses rôles mondains, et qui, vu de près, était déjà fort élimé et taché. Un foulard de soie blanc, sur les épaules, il haletait, les joues et le front rougis d'un éclat fébrile. Le rire nerveux qui le secouait produisit une impression très inquiétante, tandis que hors d'haleine, son foulard flottant autour de lui, il s'inclinait profondément sur la main de la grande vedette, d'un air point dépourvu d'une certaine cordialité égarée. « Excusez-moi », articula-t-il, son visage où le monocle se maintenait étonnamment à sa place, toujours penché sur la main de l'actrice, et riant toujours avec violence, « C'est fantastique ; je suis très en retard... que devez-vous penser de moi ?... une chose fantastique... » Le rire le secouait, son visage rougissait de plus en plus. « Mais je n'ai pas voulu vous laisser partir (ce disant, il se redressa enfin) sans vous avoir dit combien cette soirée a été pour moi un régal - combien, elle a été merveilleuse. » Soudain l'affaire extraordinairement comique, qui avait failli le faire rire aux éclats, sembla abolie. Il prit tout à coup une expression très grave.
En revanche, ce fut à Dora Martin de rire et elle le fit - d'un rire particulièrement rauque et séduisant.
« L'imposteur ! s'écria-t-elle, en traînant indéfiniment et arbitrairement le im, vous n'étiez pas du tout au théâtre. Vous vous êtes caché ! » Ce disant, de son gant de porc jaune, elle lui donna une légère tape. « Mais n'importe - elle le regarda d'un air rayonnant. On vous dit tellement doué ! »
Cette constatation, venue à l'improviste, saisit Höfgen au point que la rougeur disparut de son visage qui blêmit. Puis il dit d'une voix aux accents langoureux : « Doué ? Moi ? C'est là un bruit que rien ne justifie... » Lui aussi, il s'entendait à faire traîner les voyelles, Dora Martin n'était pas la seule. La coquetterie de sa diction avait un style particulier, il n'était nullement forcé de copier qui que ce fût. Dora Martin roucoulait, mais lui, son maniérisme le faisait chanter. En même temps, il arborait ce sourire qu'il avait l'habitude de montrer aux dames pendant les répétitions lorsqu'elles devaient jouer des scènes de séduction. Il découvrait les dents et prenait l'air assez vulgaire. Il qualifiait ce sourire d'enjôleur. « Enjôleur, tu comprends, ma chère ? Enjôleur ! » recommandait-il aux répétitions, à Rachel Mohrenwitz ou à Angélique Siebert, et il leur en donnait un exemple.
Dora Martin aussi montrait ses dents, mais tandis que sa bouche parlait « un langage de bébé » et que sa tête se blottissait coquettement entre ses épaules remontées, ses grands yeux intelligents, lucides et tristes fouillaient le visage d'Höfgen. « Vous donnerez encore la preuve de votre talent », dit-elle doucement, et durant une seconde, non seulement son regard, mais tout son visage furent empreints de gravité. D'un air grave, presque menaçant, elle inclina le menton vers lui. Hôfgen, qui un quart d'heure auparavant s'était encore caché derrière son paravent, soutint ce regard. Puis Dora Martin roucoula de nouveau : « Nous sommes beaucoup trop en retard ! », salua de la main et disparut avec sa suite.
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