« En voilà assez, Monsieur. Pas un mot de plus. Tout cela, des bavardages irresponsables ! Excusez-moi, continua-t-il sur un ton plus doux. Il faut que j'aille saluer l'ex-roi de Bulgarie. La princesse de Hesse est auprès de lui, j'ai fait la connaissance de Son Altesse à la cour de son père à Rome. » Il s'en alla bruyamment, ses petites mains pâles et effilées jointes sur la poitrine, dans l'attitude et avec l'expression d'un abbé intrigant. L'Anglais murmura derrière lui : « Damned snob. »

Un mouvement parcourut la salle, il y eut un froufrou audible : le ministre de la Propagande venait d'entrer. On ne l'attendait pas ce soir, tout le monde connaissant ses rapports tendus avec l'obèse personnage dont on fêtait l'anniversaire — et qui au reste, pour sa part, restait encore invisible, pour faire de son entrée le clou de la soirée.

Le ministre de la Propagande - maître de la destinée spirituelle d'un peuple composé de millions d'individus - passa en boitillant avec agilité à travers la foule scintillante qui s'inclinait devant lui. Où qu'il allât, un vent glacial semblait souffler. On eût dit une divinité malfaisante, dangereuse, solitaire et cruelle, descendue ici-bas, parmi l'agitation vulgaire des mortels jouisseurs, lâches et pitoyables. Pendant quelques secondes, l'assistance resta comme pétrifiée d'effroi. Les danseurs se figèrent dans leur pose gracieuse et leur regard timide se porta, à la fois humble et haineux, sur le redoutable nain. Celui-ci, par un sourire charmeur, qui fit grimacer jusqu'aux oreilles sa bouche maigre et âpre, essaya d'atténuer un peu l'effet d'effroi qu'il produisait. Il s'appliquait à séduire pour se concilier les gens et à donner à ses yeux rusés profondément enfoncés dans leurs orbites une expression aimable. Traînant gracieusement son pied bot derrière lui, il avançait avec adresse dans la salle de fête et montrait à cette société composée de deux mille esclaves et moutons de Panurge, d'imposteurs, de dupes et d'imbéciles, son profil faussement remarquable d'oiseau de proie. Il passa devant les groupes de millionnaires, d'ambassadeurs, de chefs de régiments et de stars de cinéma, avec un sourire sournois. Devant Hendrik Höfgen, l'administrateur du Théâtre national, conseiller d'Etat et sénateur, il s'arrêta.

Nouvelle sensation. L'administrateur Höfgen faisait partie des favoris déclarés du président du Conseil et général d'aviation qui avait imposé sa nomination à la tête du Théâtre national, contre le gré du ministre de la Propagande, forçant celui-ci, après une longue et violente lutte, à sacrifier son protégé personnel, le poète César von Muck, et à l'envoyer faire une série de voyages. Et voilà qu'il honorait publiquement l'homme lige de son ennemi, en le saluant et en s'entretenant avec lui ? Le rusé chef de la Propagande voulait-il signifier de cette manière à l'élite internationale, qu'il n'existait pas de désaccord ni d'intrigues, parmi les têtes du régime allemand, et que la rivalité entre lui, le chef de la publicité et le général aviateur, appartenait à l'affreux domaine des atrocités inventées ? Ou bien Hendrik Höfgen — une des figures les plus en vue de la capitale - était-il, de son côté, si incommensurablement habile, qu'il trouvait moyen d'entretenir des rapports aussi intimes avec le ministre de la Propagande qu'avec le général d'aviation, président du Conseil ? Opposait-il l'un des puissants à l'autre, se faisait-il protéger par chacun des deux grands rivaux ? Sa légendaire habileté en eût été bien capable...

Tout cela était d'un intérêt brûlant ! Pierre Larue laissa tout simplement en plan l'ex-roi de Bulgarie et trottina à travers la salle — poussé par sa curiosité, comme une plume au vent, pour aller regarder de plus près cette rencontre sensationnelle. Les yeux d'acier de César von Muck se plissèrent d'un air méfiant, la milliardaire de Cologne poussa un soupir voluptueux, tant l'agitait et la réjouissait cette situation ineffable ; tandis que Mme Bella Höfgen, la mère du grand homme, souriait avec une bienveillante condescendance à ceux qui l'entouraient, comme pour leur signifier : « Grand est mon Hendrik, et je suis sa noble mère. Néanmoins, vous n'avez pas besoin de vous prosterner tout de suite. Lui et moi, nous ne sommes faits que de chair et d'os, bien que par ailleurs nous nous distinguions du commun des mortels. »

« Comment allez-vous, mon cher Höfgen ? » demanda le ministre de la Propagande en souriant à l'administrateur d'un air engageant.

L'administrateur sourit en retour, non pas jusqu'aux oreilles, mais avec une réserve distinguée, qui faisait un effet presque pénible. « Je vous remercie, monsieur le Ministre. » Il parlait lentement, d'une voix un peu chantante, en détachant chaque syllabe. « Puis-je m'enquérir de la santé de Madame votre épouse ? » demanda-t-il, et son auguste interlocuteur dut enfin prendre une expression sérieuse. « Elle est un peu indisposée ce soir. » Ce disant, il lâcha la main du sénateur et conseiller d'Etat. Celui-ci soupira douloureusement : « Combien j'en suis navré. »

Naturellement, comme toute la salle, il savait que la femme du ministre de la Propagande se consumait, ravagée d'envie à l'égard de l'épouse du président du Conseil. Le dictateur restant célibataire, la femme légitime du chef de la Propagande avait été la première dame du Reich, et elle avait rempli cette fonction avec tact et dignité, un ennemi mortel lui-même n'eût pu le contester. Puis était venue cette Lotte Lindenthal, une actrice médiocre et pas de première jeunesse - elle s'était fait épouser par le ventripotent nabab. La femme du ministre de la Propagande souffrait mort et passion. On lui disputait le rang de première dame ! Une autre se poussait en avant ! Cette théâtreuse faisait l'objet d'un culte, ni plus ni moins que si c'était la reine Louise de Prusse ressuscitée ! Chaque fois qu'avait lieu une cérémonie en l'honneur de Lotte, madame l'épouse du chef de la Propagande s'irritait à tel point qu'elle en avait la migraine. Ce soir aussi, elle gardait le lit.

« Assurément, Madame votre épouse se serait beaucoup divertie ici. » Höfgen conservait son expression solennelle.