Les plantes embaumaient, disposées gracieusement tout le long des salles de l'Opéra ; les parfums parisiens de toutes les femmes allemandes embaumaient ; les cigares des industriels embaumaient, et aussi les pommades des minces jeunes gens dans leurs stricts et seyants uniformes de S.S. Les princes et les princesses embaumaient, tout comme les chefs du Service de la police secrète, les rédacteurs de chroniques littéraires, les stars de cinéma, les professeurs d'université qui occupaient une chaire de sciences raciales ou de science anticipatrice, et les rares banquiers juifs, à qui leurs richesses et leurs relations internationales ouvraient toutes les portes, et permettaient de se mêler à cette assistance triée sur le volet. On vaporisait dans les salles des nuages de parfum artificiel, comme pour empêcher l'exhalaison d'une autre odeur - l'odeur fade, douceâtre du sang -, qu'on aimait par ailleurs et qui imprégnait tout le pays, mais dont on rougissait un peu en des situations aussi élégantes et en présence de diplomates étrangers.
« Une vraie folie, disait un gros bonnet de la Reichswehr à un autre. Il s'en paye des choses, le gros bougre !
— Aussi longtemps que nous le tolérerons », répondit l'autre. Tous deux affichèrent des mines joviales, car ils étaient sous l'objectif des photographes.
« La robe de Lotte a coûté, paraît-il, 3 000 marks », confiait une actrice de cinéma au prince de Hohenzollern avec qui elle dansait. Lotte était l'épouse du tout-puissant personnage aux titres multiples, qui à l'occasion de son 43e anniversaire, se faisait fêter comme un prince de conte de fées. Lotte avait été une petite théâtreuse de province et passait d'ailleurs pour une excellente femme, simple, typiquement allemande. Le jour de leur mariage, le prince des contes de fées avait fait exécuter deux prolétaires.
Le prince de Hohenzollern dit : « Jamais il n'y a eu un tel déploiement de faste dans ma famille. Au fait, quand l'auguste couple va-t-il faire son entrée ? Il veut sans doute pousser à leur comble notre attente et notre curiosité ?
—Petite-Lotte s'y entend », déclara objectivement l'ancienne camarade de la Mère de la Patrie.
Une fête manifestement superbe. Tous les assistants semblaient en jouir au maximum — tant ceux qui avaient reçu des invitations d'honneur, que ceux qui avaient dû débourser leurs 50 marks pour pouvoir y participer. On dansait, on bavardait, on flirtait. On s'admirait soi-même, on admirait les autres, et plus encore le Pouvoir, capable de s'offrir le luxe d'une cérémonie aussi fastueuse. Dans les loges et les couloirs, comme autour des buffets alléchants, les conversations allaient bon train. On discutait les toilettes des dames, la fortune des messieurs, les prix que rapporterait la tombola de bienfaisance. Le lot le plus précieux était, disait-on, une croix gammée en brillants, bagatelle très mignonne et coûteuse, à porter en broche ou en sautoir. Des initiés assuraient qu'il y aurait aussi de très amusants prix de consolation, par exemple, des tanks et des mitrailleuses fidèlement reproduits, en massepain de Lübeck. Quelques dames fantaisistes affirmèrent même qu'elles préféreraient gagner un engin meurtrier pétri dans une pâte aussi succulente plutôt que la précieuse croix gammée. On riait beaucoup et de grand cœur. A voix plus assourdie, on parlait aussi des dessous politiques de cette cérémonie. On remarqua que le dictateur s'était fait excuser et que plusieurs chefs influents du Parti n'avaient pas été invités ; mais, en revanche, un très grand nombre de membres des familles princières se trouvaient présents. Aussitôt coururent des rumeurs mystérieuses et significatives, que l'on se communiqua de bouche à oreille. Et tel ou tel des assistants se prétendait également informé de sinistres nouvelles concernant la santé du dictateur ; on en parlait à voix basse et passionnée, dans le cercle des représentants étrangers de la presse et des diplomates, comme chez ces messieurs de la Reichswehr et de l'industrie lourde.
« Il semble bien, tout de même, que ce soit un cancer », annonça derrière son mouchoir un journaliste de la presse britannique à son collègue parisien. Il tombait mal. Pierre Larue ressemblait à un nain extrêmement décrépit et, en même temps, fort matois, mais il admirait éperdument l'héroïsme et les gars en bel uniforme de l'Allemagne nouvelle. Au surplus, ce n'était pas un journaliste, mais un homme riche, auteur de livres à scandale sur la vie mondaine, littéraire et politique des capitales européennes, et son but principal, dans la vie, était de collectionner les relations célèbres. Ce petit gnome aussi grotesque que louche, au menu visage pointu et à la voix de fausset plaintive de vieille dame égrotante, méprisait la démocratie de son propre pays et expliquait à qui voulait l'entendre qu'il tenait Clemenceau pour un gredin et Briand pour un idiot, mais tout fonctionnaire supérieur de la Gestapo pour un demi-dieu, et les mouchards du régime néo-allemand pour un assortiment de dieux irréprochables.
« Quelles infâmes absurdités propagez-vous là, Monsieur ? » L'homoncule prit une expression de méchanceté effrayante, sa voix craquait sec comme des feuilles mortes. « La santé du Führer ne laisse rien à désirer. Il est simplement un peu enrhumé. »
Ce petit monstre était capable d'aller vous dénoncer. Le correspondant britannique s'inquiéta, il essaya de se disculper. « Un collègue italien m'avait confié sous le sceau du secret... » Mais le languissant amoureux des uniformes bien sanglés lui coupa sévèrement la parole.
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