Habillez-vous, monsieur, vous êtes indécent. Et puis, qu’est-ce que c’est encore que toute cette batterie de cuisine ?

 

Trois bouillottes d’inégale grandeur s’alignaient, ronronnaient doucement dans les cendres de la cheminée. Du doigt, Lahrier en souleva les couvercles.

 

– De l’eau chaude !

 

– Laissez ça ! C’est pour me faire la barbe.

 

– Du lait ! du chocolat !

 

– C’est pour mon déjeuner. Laissez ça ! mais laissez donc ça, nom d’un tonneau ! Bon ! voilà qu’il éteint le feu avec mon lait ! Hein ? quoi ? qu’est-ce que vous allez faire ? Mon chocolat dans le bain de pieds à présent ?… Ah ! le vilain homme ! mon Dieu, le vilain homme !

 

Éperdu, il s’était dressé dans la cuvette, et ses maigres mains maudissaient. Letondu, solennel, criait à travers la muraille :

 

– Honneur aux hommes de grand âge ! Je tire mon chapeau à Homère, en la personne de M. Soupe, vénérable et digne…

 

Le reste – et ce fut bien dommage – se perdit, car Lahrier, en dépit des protestations de Soupe, qui le sommait de fermer la croisée, l’ouvrait au contraire, et l’écartait toute grande sur le fracas que semait par l’espace le passage d’un camion chargé de charpentes de fer.

 

Indistinctement, par bribes, dans l’assourdissement de ce tonnerre rebondi et secoué aux pavés de la rue, on perçut les clameurs affolées du pauvre homme :

 

– …mez la fenêtre ! …mez la fenêtre ! …mez donc la fenêtre… vous dis… ; me ferez prendre du mal, cré mâtin !

 

Lahrier, cœur de roche, demandait :

 

– Qu’est-ce que ça peut me faire, à moi ? Je n’ai pas envie d’attraper le choléra.

 

– Quelle société ! gémit Soupe. Je me plaindrai au Directeur.

 

Du coup, le jeune homme s’emballa :

 

– Vous dites ?

 

L’autre ânonna :

 

– Je dis… je dis… je dis…

 

Il disait… il disait… En fait, il ne disait plus rien du tout, épouvanté déjà d’en avoir dit si long. À grands coups de serviette il se séchait les chevilles, puis enfilait précipitamment ses chaussettes, cependant que l’amant de Gabrielle, les bras jetés sur la poitrine et jouant à s’y méprendre la comédie de l’indignation, braillait :

 

– A-t-on idée de ça ? Un vieux rossard qui prend le bureau pour un établissement de bains, et qui parle de s’aller plaindre au Directeur ? Au Directeur ?… En bien, allez-y ! Chiche ! Ça y est ! Au surplus si vous n’y allez pas, c’est moi-même qui vais y descendre.

 

– Vous ?

 

– Oui, moi !

 

Rongé d’inquiétude, Soupe jugea à propos de faire le malin, et il ricana :

 

– Ah ! la la !

 

– Ah ! la la ! fit Lahrier. Du diable si je n’y vais de ce pas !

 

Il feignit de chercher son chapeau :

 

– Où est mon tube ?… et nous allons voir un petit peu si vous avez le droit, oui ou non, de vous mettre tout nu devant moi !… dans un but que je ne veux pas connaître.

 

– Oh ! dit le père Soupe, scandalisé. Oh ! oh ! oh !

 

– Parfaitement ! c’est que je vous connais, moi, et pas de ce matin, bien sûr !… Oh ! vous pouvez rouler les yeux, ce n’est pas ça qui me fera changer d’appréciation. Au Directeur !… Au Directeur !… Je serais curieux de savoir ce que vous irez lui conter, au directeur. L’emploi de votre temps, peut-être ? En vérité, je vous le conseille !… Comme si vous ne devriez pas avoir honte de vous faire flanquer quatre mille balles pour ne rien fiche, que rigoler tout bas et que ronfler tout haut depuis le jour de l’an jusqu’à la Saint-Sylvestre, pendant que les copains triment à votre place. C’est de l’argent volé, seulement !

 

– Volé !

 

– Certainement, volé !

 

Soupe bondit :

 

– J’ai trente-sept années de service !

 

– C’est bien ce que je vous reproche, répliqua Lahrier. Vous venez de vous juger vous-même.

 

Dans les intervalles de silence, on entendait le tic-tac régulier d’un coucou battant les secondes en un coin obscur de la pièce. Et juste comme le vieux allait ouvrir la bouche, l’oiseau chanta la demie de midi, ce qui détermina Lahrier à en finir.

 

– Voilà sept ans que vous avez droit à la retraite ! sept ans que vous vous obstinez à ne pas la prendre ! sept ans, enfin, que vous grevez de quatre mille francs le budget du chapitre Ier pour un service qui en vaut douze cents comme un liard et dont vous ne vous acquittez même pas ! C’est un écart de deux mille huit cents francs, neuf augmentations régulières au préjudice de vos collègues, que vous mettez tranquillement dans votre poche. Eh bien ! moi, je vous dis ceci : l’homme qui n’a pas le cœur de déposer sa chique quand le moment en est venu, et de céder sa place aux autres, est un égoïste et un lâche ! L’homme qui, sciemment, froidement, accepte la rétribution de fonctions qu’il n’a pas remplies, est un mendiant de la plus basse espèce, un mendiant qui devient un voleur – je ne sais si je me fais bien comprendre – le jour où il pousse l’infamie jusqu’à s’engraisser comme un porc du légitime salaire des autres !

 

– Je m’en vais, s’écria le père Soupe, je m’en vais ! Oui, j’aime encore mieux m’en aller qu’entendre de pareils discours !

 

– C’est ça, dit Lahrier, cavalez ! je vous ai assez vu, mon bon. Tenez, voilà votre chapeau. Lui-même, il le coiffa.

 

– Au plaisir de vous revoir.

 

Et du doigt, sans brutalité, il le poussa de l’autre côté de la porte qu’il ramena sur soi aussitôt. Un instant on entendit Soupe fourgonner dans la nuit profonde du corridor, geindre, frotter des allumettes chimiques, à la recherche de ses chaussures. Enfin il gagna l’escalier où s’éteignit son pas de martyr.

 

Sur quoi, ayant sonné le garçon de bureau :

 

– Ovide, dit Lahrier, c’est dégoûtant ici ; un coup de balai, s’il vous plaît, et videz-moi donc cette cuvette.

 

II

 

Ayant expédié le père Soupe, le jeune homme se mit en devoir d’expédier des choses plus sérieuses, mais ayant expédié d’une traite, au point d’en avoir le poignet ankylosé de courbatures, une demi-douzaine d’affaires qui étaient l’arrivée du jour, il perdit soudainement patience, à voir comme son amoureuse apportait de l’empressement à venir le retrouver.

 

– Quelle dinde !… Je parie qu’elle n’a pas osé venir.

 

Et sa belle ardeur de travail tranchée comme avec une faux, il jugea avoir bien gagné le droit à la récréation.

 

– Tiens !… Si j’allais jeter un coup d’œil à mon parc.

 

Son parc, c’était celui de Jenny l’Ouvrière : deux étroites caisses flanquant extérieurement les chambranles de la mansarde qui était son humble bureau, et dans lesquelles, sitôt les primes tiédeurs de mars, il semait le volubilis traditionnel et le classique haricot d’Espagne. Car il avait, ainsi que tout vrai Parisien, la passion ingénue et émue de la verdure.

 

Il enjamba la fenêtre.

 

La gouttière qui le reçut avait la largeur d’un chemin de ronde.

 

Penché sur l’une de ses caisses il commençait d’en effriter la terre, d’un doigt léger qui découvrait pour les recouvrir aussitôt les énormes haricots aux robes d’évêques tachetées d’ébène luisante, quand de l’intérieur du bureau, une voix jeune et qui riait le héla :

 

– Tiens ! tu es perché, bel oiseau ?

 

Lui regarda.

 

– Gabrielle !

 

Mon Dieu, oui, c’était Gabrielle ; et avec elle l’immense allégresse du renouveau nichée aux plis du damier blanc et noir qui moulait ses bras et sa taille. Une grappe de lilas la coiffait, et elle se moquait, le nez haut, disant :

 

– Descends donc, grand bêta ; tu vas te jeter à la rue.

 

Que de grâce, et que de jeunesse !

 

Lahrier en demeura ébloui, immobilisé un instant et bouchant le jour de son corps.

 

Un saut et il fut à elle.

 

– Ce chat !… En voilà une surprise !… Je ne t’attendais plus, ma foi !

 

Ses mains terreuses ramenées derrière son dos, crainte de tacher la belle robe, il baisa l’une après l’autre les joues que lui tendait son amie à travers le tissu léger de la voilette. Il sut alors que la jeune femme avait profité du hasard qui l’appelait sur la rive gauche pour aller jusqu’au Bon Marché où c’était jour de coupons.

 

– Et dame ! une fois là… Tu sais ce que c’est, n’est-ce pas ?

 

– Mais oui, mais oui.

 

Il ne lui en voulait plus, mais plus du tout, en vérité, tant il s’épanouissait de la tenir après avoir désespéré d’elle.

 

– Que tu es mignonne d’être venue !… Assieds-toi donc.

 

Et il lui avançait une chaise, qu’elle refusa.

 

S’asseoir !… De son activité turbulente de petit chien, elle emplissait le bureau, au contraire ; follement amusée, et galopant d’un mur à l’autre avec de brusques et admiratifs temps d’arrêt devant les rangées superposées de cartons verts, dont on l’entendait épeler à demi-voix les minces fiches indicatrices :

 

– Tarn-et-Garonne…, Meurthe-et-Moselle…, Ille-et-Vilaine…, Calvados…

 

La découverte imprévue du coucou la jeta à des transports de joie.

 

– Il y a une pendule ! cria-t-elle.

 

Lahrier souriait.

 

– Sans doute, fit-il. Oh ! nous ne manquons de rien, ici.

 

– C’est très gentil, déclara Gabrielle qui admirait de bonne foi. Et dis, Toto, à quoi ça sert-il, tout cela ?

 

Toto, qui se lavait les mains et dont les doigts, arrachés aux tiraillements de la serviette, apparaissaient un à un en roseurs délicates de cire, répondit :

 

– À rien du tout.

 

Cela fut si simplement dit, avec un tel accent de conviction tranquille, exempte de pose et de paradoxe, que la jeune femme éclata de rire.

 

– Tu es gosse !…

 

Il protesta :

 

– Gosse !… Tu te figures que je plaisante ?

 

Gabrielle avoua qu’en effet elle l’en croyait bien capable, et tandis qu’il se récriait, se disculpait hautement du péché de malice, elle avait de petites moues entendues, le geste discret de ses doigts ramenait à de justes proportions les affirmations bruyantes de l’employé s’exténuant à répéter :

 

– À rien ! À rien du tout, je te jure !

 

L’idée de tant d’encre perdue, de tant de beau papier noirci en pure perte, dépassait sa compréhension ; ses instincts de petite bourgeoise bien ordonnée s’insurgeaient, et criaient en elle : « Ce n’est pas vrai ! »

 

Elle demanda :

 

– Enfin quoi ? Tu ne me feras pas croire qu’on vous paie uniquement pour que vous vous tourniez les pouces ?

 

– Plût à Dieu ! riposta le jeune homme qui greffa sur ce point de départ un pittoresque démontage du mécanisme administratif.

 

Il avait, quand il s’y mettait, la verve facile et féroce.

 

Cinq minutes, il ne tarit pas ; la présence de son amie éveillant en lui des coquetteries de jeune coq qui parade devant la poulette favorite. Sa recherche à se montrer spirituel l’amenait à l’être tout de bon, et une pointe de canaillerie faubourienne pimentait insensiblement l’amusement de ce qu’il disait.

 

– Tu vas voir, c’est très curieux. Les uns (ce sont les rédacteurs) rédigent des lettres qui ne signifient rien ; et les autres (ce sont les expéditionnaires) les recopient. Là-dessus arrivent les commis d’ordre, lesquels timbrent de bleu les pièces du dossier, enregistrent les expéditions, et envoient le tout à des gens qui n’en lisent pas le premier mot. Voilà. Le personnel des bureaux coûte plusieurs centaines de millions à l’État.

 

– C’est pour rien, fit Gabrielle.

 

Il appuya :

 

– Pour rien. Et ça a le précieux avantage d’enrayer la marche d’affaires qui iraient toutes seules sans cela.

 

Puis (Gabrielle, point convaincue, persistant à hocher la tête d’un air d’incrédulité, proclamant à la fois le rôle considérable des grandes administrations et la sélection des intelligences chargées de les représenter), il se récria, affecta un empressement démesuré à abonder dans ces vues :

 

– Comment donc !… Sélection ?… Je te crois !

 

Et pour bien établir qu’il ne se moquait point, il se lança dans des imitations, d’ailleurs exquises de finesse et d’observation maligne, du père Soupe, de Letondu, du sous-chef Van der Hogen et de M. de La Hourmerie, dont il singea jusqu’à la perfection la solennité pleine de tics.