La Direction des Dons et Legs est de personnel limité et les mutations y sont rares. Patientez, et laissez-moi faire ! » Chavarax est impitoyable ! une bouche de marbre me parle par sa bouche. Au mot « patience », il a élevé vers le ciel des yeux voilés de fausses larmes, et, ayant jeté sa cigarette aux cendres tièdes de mon âtre, il s’écrie :

 

« C’en est trop ! Ô noire ingratitude ! Ô inhospitalière maison à laquelle j’ai tout sacrifié ! »

 

Et, là-dessus, c’est l’énuméré des inappréciables avantages auxquels il a renoncé par amitié pour moi et attachement à nos libérales institutions : un million de dot ! quarante mille francs en Égypte ! quatre-vingt mille au Labrador ! le gouvernement du Tonkin, du Cambodge et de la Cochinchine ! la royauté d’une peuplade nègre ! est-ce que je sais !… Confondu, j’offre timidement une augmentation de cent francs à titre de compensation. Il accepte.

 

« En attendant », dit-il.

 

Et il attend. Il attend un mois, puis revient :

 

« Ma place ? »

 

Et ça recommence ! et je relâche cent francs, et il réempoche les cent francs avec un sourire de victime de qui le cœur est un abîme d’indulgence ! et en voilà pour un autre mois ! Ah le monstre ! En sorte que j’en suis venu à ne plus oser mettre un pied en cette pièce, crainte d’y rencontrer Chavarax ; je vis dans la terreur incessante de cet homme comme vit un épileptique dans la terreur incessante d’une attaque !…

 

Sa conclusion fut un tu quoque triste et doux :

 

– Et vous, La Hourmerie, aussi ! Vous, à qui je n’ai jamais rien fait, voilà maintenant que vous vous mettez au nombre de mes ennemis et que vous venez me persécuter avec M. Letondu !

 

– Mais il est fou ! clama M. de La Hourmerie, dont les mains retombèrent, éperdues, sur les cuisses.

 

– Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? reprit M. Nègre. Suis-je médecin aliéniste et puis-je le guérir ? Non. Suis-je son parent et puis-je, à ce titre, provoquer son internement dans une maison de santé ? Non. Alors, j’en reviens à ma question : qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Accouchez, si vous avez trouvé un joint, allez-y ! j’y souscris d’avance. Oh ! je ne suis pas entêté, moi.

 

Il avait pris une nouvelle cigarette qu’il allumait à la première.

 

– Car, enfin, vous ne supposez pas que je vais révoquer ce malheureux et le jeter à la rue comme une coquille d’huître ?

 

– Non, sans doute ! fit La Hourmerie dont le taf extraordinaire s’était pourtant leurré de cet espoir, et qui, perfidement, insinua :

 

– Peut-être une mise à la retraite anticipée, proportionnée aux années de service…

 

Mais le Directeur, de la main, balaya cette proposition. Sec et précis comme une règle de trois, il déclara :

 

– Mon bon ami, vous dites là un enfantillage. Il n’y a, entendez-moi bien, mise à la retraite proportionnelle qu’autant qu’il y a eu infirmité contractée dans le service et dans l’intérêt de ce service. La jurisprudence administrative est formelle à cet égard. Si je le saisissais d’une demande de mise à la retraite en faveur de M. Letondu, le Conseil d’État m’enverrait coucher, ça ne ferait pas un pli.

 

Il se leva, ayant jeté de biais un coup d’œil sur la pendule et tressailli malgré lui, à la voir indiquer la demie de six heures.

 

– Oh diable ! six heures et demie !

 

C’était ce soir-là, aux Folies, la centième du Roi Mignon, opérette-bouffe, en trois actes, à laquelle il avait collaboré anonymement. D’où : souper, et, aussi, couplets ! auxquels il lui fallait mettre la dernière main, et qu’il se proposait de chanter au dessert sur l’air : J’avais jadis un caniche à poil ras. Il redoubla d’amabilité, abattit sur l’épaule du chef de bureau qui murmurait, point convaincu : « C’est égal, ça finira mal ! » de légères tapes rassurantes.

 

– Soyez donc tranquille, mon vieux ! avez-vous peur d’être égorgé ?

 

Il riait.

 

Il lâcha ce mot à la Louis XV :

 

– Farceur ! est-ce que tout cela ne durera pas autant que nous ?

 



Quatrième tableau

I

 

La nuit ne porta pas conseil à Lahrier. Le lendemain le retrouva ce que l’avait laissé la veille, exactement.

 

Habillé, le chapeau sur la tête, il demeura cinq grandes minutes à se faire les ongles devant la glace, hésitant s’il allait partir ou rester là. À sa crainte de s’attirer des embêtements, s’il poussait le manque de pudeur jusqu’à lâcher le ministère après la mise en demeure nette et claire de la veille, se mêlait l’envie folle de le lâcher tout de même, et il pensait :

 

– Après tout, quoi, Chavarax a raison ; je peux être tombé malade.

 

Il se décida, enfin. Un mot griffonné à la hâte, roulé ensuite en cigarette et fourré dans le trou de la serrure, avertissait Gabrielle de venir le retrouver à la direction :

 

« …………… C’est rue Vaneau, mon mimi ; au 7 bis. Tu reconnaîtras la maison facilement : il y a un drapeau au-dessus de la porte. Inutile de me demander au concierge, que je soupçonne de faire le mouchard. Monte directement. C’est le premier escalier à gauche, sous le porche. Quatrième palier, bureau 12… »

 

Là-dessus il partit, se réservant de voir venir les événements. Un seul dessein, en son esprit, se formulait avec netteté : exaspérer le père Soupe par le procédé habituel, le faire mousser peu à peu, jusqu’à ce que, l’ayant poussé à bout, il eût enfin obtenu de lui la libre jouissance du bureau ; mais la surprise, vraiment inattendue, qui accueillit son arrivée, lui simplifia, au delà de toute espérance, la réalisation de cet ingénieux projet.

 

Est-ce que le père Soupe, ce jour-là (à cent lieues de soupçonner l’arrivée prématurée de son collègue), n’avait pas inventé de se laver les pieds ? et ce dans la cuvette commune ?

 

Parfaitement ! Assis sur une chaise, adossé au tuyau d’aération des lieux qui traversait la pièce dans toute sa hauteur, il raclait ses jambes velues et empoissées de savon noir, ses genoux cabossés en flancs de vieille casserole et que les replis de la culotte coiffaient d’un double turban.

 

À la vue de Lahrier, il changea de couleur :

 

– Vous !… Comment, c’est vous !… à c’t’heure-ci !…

 

Tel était son ébahissement qu’il en restait plié en deux, les mains entrées jusqu’aux poignets dans l’eau nuageuse de son bain.

 

– Eh ben ! vrai, alors, c’est du propre ! déclara Lahrier qui fit halte sur place ; voilà maintenant que vous vous lavez les pieds ici ! Est-ce que vous perdez la tête ? Vous ne pouviez pas choisir un autre endroit pour y aller faire vos ordures ?

 

– Mes ordures ! dit Soupe ; mes ordures !

 

– Oui, vos ordures ! C’est ragoûtant, peut-être, ce que vous faites là ! et puis j’irai me laver les mains là-dedans, moi, après ? Que diable, on s’enferme chez soi quand on veut se mettre la crasse à l’air, et vous n’êtes pas chez vous, ici.

 

Soupe, humilié, se rebiffa :

 

– Je vous demande pardon, j’y suis.

 

– Je vous demande pardon également, vous n’y êtes pas.

 

– Ah ! bah ! et où donc suis-je alors ?

 

– Vous êtes chez nous, ce qui n’est pas la même chose.

 

– Si je suis chez nous, je suis chez moi.

 

– Vous mentez.

 

– Ah ! mais…

 

– Vous mentez !

 

– C’est trop fort ! cria le père Soupe. Monsieur Lahrier, vous êtes un galopin.

 

– Et vous, dit Lahrier, vous êtes un vieux cochon.

 

– Malappris, grossier personnage !

 

– Ah ! pas d’insolence, je vous prie. Je suis poli avec vous, moi.

 

– Poli !…

 

À cette profession de foi extravagante, le pauvre homme demeura sans armes, avec seulement un lent regard, qui monta au plafond, navré et pitoyable.

 

– Poli !…

 

Il se tut toutefois, il tenta de l’apaisement, se sentant enferré dans ses torts, jusqu’au cou. Justement, de la pièce voisine, Letondu intervenait, cognant au mur à coups d’haltères et hurlant : « Gloire à la vieillesse ! Honneur au respectable Soupe ! Celui qui n’a pas le respect des cheveux blancs se ravale au rang de la bête ! » en sorte que Soupe jouait l’effroi, exhortait Lahrier au silence, par une mimique compliquée, des deux bras. Mais Lahrier se moquait un peu de Letondu ! Il tenait la scène à faire et ne l’eût pas lâchée pour beaucoup d’argent. Or, voici que de ses yeux, machinalement promenés, il aperçut les chaussures du vieux, posées côte à côte sur la table et y bâillant à l’air libre, dans un éparpillement confus de paperasses administratives.

 

Alors tout fut bien.

 

Il cria :

 

– Et allons donc ! les godillots sur la table ! c’est le bouquet ! D’un bond il fut sur les chaussures. Il les empoigna aux tirants et, par l’entrebâillement de la porte, il les lança à la volée dans les lointains ténébreux du corridor où on les entendit s’abattre l’une après l’autre avec le bruit de deux plâtras qui se détachent.

 

– Mes souliers ! rugit le père Soupe, mes souliers ! Il a jeté mes souliers, à c’t’heure !

 

– Oui, dit Lahrier ; et je jette vos bas à la rue, si vous ne les remettez pas à l’instant même.