Il y eut un moment de silence, la brusque accalmie, grosse d’angoisse, préludant à l’exercice périlleux d’un gymnaste.

 

Tout à coup :

 

– Alors, monsieur, c’est une affaire entendue ? un parti pris de ne plus mettre les pieds ici ? À cette heure vous avez perdu votre beau-frère, comme déjà, il y a huit jours, vous aviez perdu votre tante, comme vous aviez perdu votre oncle le mois dernier, votre père à la Trinité, votre mère à Pâques !… sans préjudice, naturellement, de tous les cousins, cousines et autres parents éloignés que vous n’avez cessé de mettre en terre à raison d’un au moins la semaine ! Quel massacre ! non, mais quel massacre ! A-t-on idée d’une famille pareille ?… Et je ne parle ici, notez bien, ni de la petite sœur qui se marie deux fois l’an, ni de la grande qui accouche tous les trois mois ! – Et bien, monsieur, en voilà assez ; que vous vous moquiez du monde, soit ! mais il y a des limites à tout, et si vous supposez que l’Administration vous donne deux mille quatre cents francs pour que vous passiez votre vie à enterrer les uns, à marier les autres ou à tenir sur les fonts baptismaux, vous vous méprenez, j’ose le dire.

 

Il s’échauffait. Sur un mouvement de Lahrier il ébranla la table d’un furieux coup de poing :

 

– Sacredié, monsieur, oui ou non, voulez-vous me permettre de placer un mot ?

 

Là-dessus il repartit, il mit son cœur à nu, ouvrit l’écluse au flot amer de ses rancunes. Il flétrit l’improbité, « l’improbité, parfaitement, je maintiens le mot ! » des employés amateurs sacrifiant à leur coupable fainéantise la dignité de leurs fonctions, jusqu’à laisser choir dans la déconsidération publique et dans le mépris sarcastique de la foule l’antique prestige des administrations de l’État ! Il s’attendrit à exalter la Direction des Dons et Legs, la grande bonté du Directeur, les traditions quasi familiales de la maison ! Une phrase en amenait une autre. Il en vint à envisager le fonctionnement de son propre bureau :

 

– Vous êtes ici trois employés attachés à l’expédition : vous, M. Soupe et M. Letondu. M. Soupe en est aujourd’hui à sa trente-septième année de service, et il n’y a plus à attendre de lui que les preuves de sa vaine bonne volonté. Quant à M. Letondu, c’est bien simple : il donne depuis quelques semaines des signes indéniables d’aliénation mentale. Alors, quoi ? Car voilà pourtant où nous en sommes, et il est inouï de penser que sur trois expéditionnaires, l’un soit fou, le deuxième gâteux et le troisième à l’enterrement. Ça a l’air d’une plaisanterie ; nous nageons en pleine opérette !… Et naïvement vous vous êtes fait à l’idée que les choses pouvaient continuer de ce train ?

 

Le doigt secoué dans l’air il conclut :

 

– Non, monsieur ! J’en suis las, moi, des enterrements, et des catastrophes soudaines, et des ruptures d’anévrisme, et des gouttes qui remontent au cœur, et de toute cette turlupinade de laquelle on ne saurait dire si elle est plus grotesque que lugubre ou plus lugubre que grotesque ! C’en est assez, c’est assez, vous dis-je, je vous dis que c’en est assez sur ce sujet ; passons à d’autres exercices. Désormais c’est de deux choses l’une : la présence ou la démission, choisissez. Si c’est la démission, je l’accepte ; je l’accepte au nom du ministre et à mes risques et périls, est-ce clair ? Si c’est le contraire, vous voudrez bien me faire le plaisir d’être ici chaque jour sur le coup d’onze heures, à l’exemple de vos camarades, et ce à compter de demain, est-ce clair ? J’ajoute que le jour où la fatalité – cette fatalité odieuse qui vous poursuit, semble se faire un jeu de vous persécuter – viendra vous frapper de nouveau dans vos affections de famille, je vous ferai flanquer à la porte, est-ce clair ?

 

D’un ton dégagé où perçait une légère pointe de persiflage :

 

– Parfaitement clair, dit Lahrier.

 

– À merveille, fit le chef ; vous voilà prévenu. Et vous savez, n’ayez pas l’air de vouloir faire le malin, ou ça va…

 

Il s’interrompit, averti par un « hum » discret, d’une présence insoupçonnée. Lahrier, du même coup, avait tourné la tête, et tous deux ils fouillaient le lointain de la pièce où se dandinait, saluant les murs de droite et de gauche, un petit vieux monsieur au crâne nu, au visage mangé de barbe grise. Peut-être avait-il toqué sans que la timidité de son appel noyé dans le bruit de la discussion fût parvenu aux oreilles intéressées : le fait est qu’il se trouvait là, rivé au sol, avec la contenance gênée de l’homme tombé mal à propos dans une discussion de ménage.

 

Assez sèchement, vexé, à la vérité, d’avoir été surpris lavant son linge sale :

 

– Qui êtes-vous, monsieur ; et qu’est-ce que vous voulez ? demanda de sa place M. de La Hourmerie.

 

Le petit vieux monsieur répondit :

 

– Je vous prie de m’excuser, monsieur. Le chef du bureau des Legs, s’il vous plaît ?

 

– C’est moi-même.

 

Cette révélation détermina chez le visiteur une brusque projection en avant de toute la partie supérieure de son être. Presque il baisa la terre ! dans son empressement de courtoisie ; et un instant, par le bâillement postérieur de son faux-col, on distingua sa nuque en forme de gouttière, la naissance de son échine baignée de mystérieuse pénombre. Immédiatement il s’était mis en branle. Il semblait qu’il marchât sur une couche de beurre tant ses pieds sonnaient peu au moelleux du tapis.

 

Il se nomma :

 

– Je suis le conservateur du musée de Vanne-en-Bresse.

 

– Le…

 

Quelque volonté qu’il eût de se contenir, M. de La Hourmerie changea de couleur. Et tandis que lui venait aux lèvres le mot : « Prenez donc une chaise », la pensée lui venait à l’esprit :

 

– Sacredié, le legs Quibolle !… Et cette brute de Van der Hogen qui en a égaré le dossier !…

 

III

 

… Car en ces temps, proches des nôtres, florissait à la Direction des Dons et Legs le sous-chef Van der Hogen : personnage épique, s’il en fut, et dont nous ne saurions, sans risquer de manquer gravement à nos devoirs, ne point crayonner en ces pages la pittoresque silhouette.

 

Bourré de grec, bourré de latin, bourré d’anglais et d’allemand, ex-élève sorti de l’École des langues orientales, et absolument incapable, avec ça, de mettre sur leurs pieds vingt lignes de français, Théodore Van der Hogen évoquait l’idée d’une insatiable éponge de laquelle rien n’eût rejailli. Tour à tour, il avait parcouru comme sous-chef chacun des huit bureaux de la Direction, sans que jamais on eût pu obtenir de lui autre chose qu’une activité désordonnée et folle, un sens du non-sens et de la mise au pillage qui lui faisait retourner comme un gant et rendre inextricable, du jour au lendemain, un fonctionnement consacré par de longues années de routine. Il s’abattait sur un bureau à la façon d’une nuée de sauterelles, et tout de suite c’était la fin, le carnage, la dévastation : la coulée limpide du ruisselet que la chute d’un pavé brutal a converti en un lit de boue. Le seul fait de sa présence affranchissait tout un petit monde d’employés, superflus de cet instant même, et n’ayant plus qu’à se croiser les bras devant l’effondrement sinistre de ce qui avait été leur service.

 

À la fin, M. de La Hourmerie, cédant aux supplications de ses collègues, avait consenti à se l’adjoindre, et, comme on abandonne un objet inutile aux pattes meurtrières d’un gamin, il lui avait abandonné la gestion des AFFAIRES CLASSÉES.

 

Là, au sein même du dieu Papier, que Van der Hogen était bien !

 

Libre de nager, de patauger, de s’ébattre, en une pleine mer de documents officiels, de débats jurisprudentiels, de rapports administratifs accumulés les uns sur les autres depuis les premiers âges de la Direction, il passait d’exquises journées à galoper de son cabinet aux archives, où il s’éternisait inexplicablement et d’où il revenait blanc de poussière, pressant sur son plastron, de ses mains de charbonnier, des dossiers que visiblement il avait dû aller chercher à plat ventre sous les arêtes aiguës des toits, embroussaillées de toiles d’araignée. Il avait apporté une échelle double, du haut de laquelle, souriant et âpre, il fouillait les recoins de sa pièce, sondant de coups de poing le plafond et les murs, avec l’espérance que, peut-être, d’autres documents en jailliraient encore !… Sur sa tête à demi vénérable déjà, d’antiques cartons, arrachés violemment à l’étreinte de leurs alvéoles, s’ouvraient, lâchant des avalanches de paperasses qui se répandaient par le vide, pareilles à des vols d’albatros, pour se venir écrouler en monceaux sur le sol ; mais il ne s’en effarait pas, ravi plutôt, chez soi au cœur de ce pillage, et gardant du haut de son perchoir une face silencieusement rayonnante. Et quand enfin, autour de lui, c’était le triomphe du chaos, l’orgie auguste du pêle-mêle, l’enchevêtrement définitif et à tout jamais incurable, Van der Hogen prenait sa plume et documentait à son tour, lancé maintenant dans des flots d’encre. Entre deux murailles de dossiers équilibrés à chaque extrémité de sa table et que le passage de voitures agitaient de grelottements inquiétants, il couvrait de sa large écriture d’innombrables feuilles de papier qu’il envoyait par charretées au visa directorial et qu’on retrouvait aux lieux le lendemain matin : tartines extraordinaires, où se voyaient favorablement accueillies les revendications d’obscurs collatéraux enterrés depuis des années ; où des notaires envoyés à Toulon en 1818 pour faux en écritures authentiques étaient signalés au Parquet comme coupables d’infractions à des circulaires abrogées.

 

Il brochait ces âneries d’une main convaincue, s’interrompant de temps en temps pour brandir à travers l’espace des bâtons enflammés de cire rouge, abattre au hasard du papier des coups de timbre sec formidables, qui sonnaient comme, au creux d’une caisse, les coups de marteau d’un emballeur. Il regrimpait à son échelle, en redescendait aussitôt, s’en retournait ensuite aux archives pour, de là, rappliquer chez le bibliothécaire, une vieille bête que tuaient de chagrin, à petit feu, ses façons de charcuter le Dalloz, le recueil des avis du Conseil d’État et la collection de l’Officiel. Il bouleversait la Direction de son importance imbécile. Son inlassable activité était celle d’un gros hanneton tombé au fond d’une cuvette. Mystérieux, solennel, profond, il détenait des secrets d’État, et il n’avait pas son semblable pour demander aux gens : « Comment vous portez-vous ? » de la même voix dont il leur eût jeté à l’oreille : « Vous ne voudriez pas acheter un joli jeu de cartes transparentes ? »

 

Son fort, pourtant, sa véritable spécialité, c’était s’immiscer sournoisement dans les choses qui ne le regardaient pas : la confiscation à son profit du travail de ses collègues. Ceci pour montrer ses talents, son chic unique à faire jaillir la lumière en démêlant en un clin d’œil des écheveaux d’affaires compliquées sur lesquelles employés et chefs avaient sué sang et eau, des mois. Et le fait est qu’il excellait, comparablement à pas un, dans le bel art des solutions promptes ; ainsi qu’il en appert clairement, au surplus, des faits que nous allons conter.

 

 

En janvier 189…, un sieur Quibolle (Grégoire-Victor) décédait à Vanne-en-Bresse (Ain), léguant au musée de cette ville une paire de jumelles marines et deux chandeliers Louis XIII.