Deux ans plus tard, l’affaire n’avait pas fait un pas. Ballottée de cartons en cartons, elle flottait par les bureaux des Dons et Legs, tiraillée comme à deux chevaux entre les deux avis, radicalement contraires, de l’autorité ministérielle et de l’autorité préfectorale, concluant l’une au rejet du legs, l’autre à son acceptation. Le pis était que deux députés ennemis avaient pris la chose à leur compte et tiraient dessus, chacun dans un sens, avec menace de créer des complications au Cabinet si le litige n’était tranché inversement à l’avis de l’autre ; le tout au grand chagrin du conservateur légataire, inondant la Direction de rappels désespérés et hurlant après son bien comme un chien de garde après la lune. Saisi de la question, le Conseil d’État hésitait, discutait le point de savoir lequel, au juste, d’un legs proprement dit ou d’une charge d’hérédité non sujette à l’approbation du gouvernement, constituait la libéralité Quibolle, et le débat en était là, quand Van der Hogen intervint.

 

Une fois qu’il passait devant la porte ouverte du rédacteur Chavarax, il aperçut le bureau vide, et, sur la table, un dossier gigantesque, de la hauteur d’une cage à serins.

 

Le legs Quibolle !…

 

Sauter dessus, s’en emparer comme d’une proie et l’emporter en son repaire, fut pour lui l’affaire d’un instant. Accomplie à l’insu de tous, l’opération réussit à merveille, et une heure après – pas deux ; une ! – la question était tranchée. Entre les mains secouées de zèle du terrible Van der Hogen, une à une les pièces du dossier s’en étaient allées Dieu sait où, voir si le printemps s’avançait ; celles-ci lâchées sur la province à fin de compléments d’instruction, celles-là emmêlées par erreur à des pièces d’autres dossiers. D’où un micmac de paperasses à défier un cochon d’y retrouver ses petits et l’immobilisation définitive d’une affaire devenue insoluble.

 

 

M. de La Hourmerie, pris au dépourvu, n’en fut pas moins très remarquable, d’une audace tranquille qui stupéfia Lahrier.

 

– Monsieur, dit-il, l’affaire a été soumise il y a huit jours à l’examen du Conseil d’État. Mais peu importe ; veuillez vous asseoir, je vous prie. Vous veniez pour vos chandeliers ?

 

– Oui monsieur, dit le conservateur. Et pour ma jumelle marine.

 

C’était vrai. À bout de patience, écœuré de vaines attentes, il s’était enfin décidé à faire son petit coup d’État en venant à Paris, lui-même, disputer aux lenteurs administratives son humble part du legs Quibolle. Et il conta que depuis vingt minutes il errait, triste chien perdu, par les tortueux dédales de la Direction. Bien sûr il ne se plaignait pas ; mais à ses étranges sourires, à ses mots qu’il ne trouvait pas, à ses phrases pudibondement interminées, on reconstituait les dessous de sa lamentable odyssée ; on pressentait sur quels extraordinaires locaux il avait dû pousser des portes ! combien de corridors enchevêtrés avaient vu et revu sa mélancolique silhouette, aux épaules voûtées un peu déjà, par l’âge.

 

Il se justifia, d’ailleurs !

 

– Je vous demande mille pardons, monsieur, de venir ainsi vous troubler au milieu de vos occupations, mais ma situation toute spéciale me fera excuser, je l’espère. Il faut vous dire qu’en me nommant à Vanne-en-Bresse, M. le ministre des Beaux-Arts ne m’a pas… – euh, comment dirais-je ?… – exceptionnellement favorisé. Mon Dieu, non. À beaucoup près, même. Le musée de Vanne-en-Bresse, en effet, n’est pas des plus… intéressants. Certes, dire qu’il n’y a rien à y voir serait de l’exagération ! En somme il possède plusieurs tableaux de maîtres (des copies, naturellement), une belle collection d’insectes et des bocaux de produits chimiques, ce qui est déjà quelque chose. Vous comprenez, pourtant, à quel point cette jumelle et cette paire de chandeliers – objets d’un haut intérêt – sont pour moi une bonne fortune…

 

Lahrier s’amusait follement. Il eût payé vingt francs de sa poche pour assister à la fin de l’entrevue, tant l’égayait et l’attendrissait à la fois la pauvre figure du conservateur. Roublard, ayant vu du coin de l’œil son congé qui se formulait sur la bouche à demi ouverte de son chef, il prit carrément la parole :

 

– L’affaire, dit-il, est si bien au Conseil d’État que c’est moi qui l’y ai envoyée !

 

Puis, sur la question faite d’une voix tremblante :

 

– Puis-je, du moins, espérer une solution prompte ?

 

– Incessante, déclara-t-il, j’oserai presque dire immédiate.

 

Qu’il fut payé de son aplomb ! Au mot « immédiate », l’œil du conservateur s’était enflammé comme une torche ; un indéfinissable sourire de cupidité satisfaite avait illuminé sa face.

 

Il bégaya :

 

– … Fort bien… Ah ! fort bien… parfaitement… Mon Dieu, que je suis aise de ce que vous me dites là…

 

Les mots ne se présentaient plus ; il était trop heureux, cet homme. Déjà il tenait son bien, il l’emportait ainsi qu’une proie. Et un rêve lui montrait sa vieillesse chargée de gloire ; des quatre extrémités du monde il voyait des populations affluer à son petit musée, se masser, muettes d’admiration, devant la jumelle marine et les deux chandeliers Louis XIII.

 

– En effet, fit alors M. de La Hourmerie que le joli toupet de l’expéditionnaire avait démonté un moment ; la section ne saurait tarder à se prononcer, et je n’attends que le retour du dossier pour soumettre à la signature du président de la République le décret d’autorisation. Si monsieur (et il souligna), qui est si exactement renseigné, veut bien faire dès à présent le nécessaire, nul doute que je sois en état de vous satisfaire rapidement.

 

Lahrier se dit :

 

– Cette fois, ça y est.

 

Il chercha un mot heureux, un de ces mots qui couvrent la honte des défaites. Ne trouvant rien, il salua et sortit, accompagné jusqu’à la porte de la voix doucement éplorée du citadin de Vanne-en-Bresse insinuant :

 

– J’aurai donc l’honneur de vous revoir, monsieur le chef de bureau. Je suis à Paris pour quelques jours, et si, naturellement, je pouvais repartir avec mes ampliations…

 



Deuxième tableau

I

 

– Eh ! voici notre jeune collègue ! dit aimablement le père Soupe que la brusque entrée de Lahrier venait d’éveiller en sursaut.

 

– Bonjour, bonjour, fit Lahrier.

 

Du premier coup d’œil il avait aperçu, bien mis en vue sur l’amoncellement des affaires à traiter qui noyaient sa table de travail, un pli cacheté, couleur vert d’eau ; et il se hâtait, intrigué, goûtant à recevoir des lettres une anxiété délicieuse.

 

D’un coup de doigt, sans prendre le temps de s’asseoir, il fit éclater l’enveloppe.

 

Il lut :

 

Mon René chéri,

Ne va pas demain au ministère ; je me suis faite libre et je t’irai voir.

Reste au dodo, à m’attendre ; je serai chez toi sur les une heure.

Je t’embrasse les yeux, la bouche, la moustache et le bout du nez.

Ta

Tata.

 

Tata, c’était Gabrielle. Par quelles interventions de prodigieux avatars, de lentes transformations, de nuances insensibles, Gabrielle peu à peu était devenue Tata ? mystère, et éternel assoiffement de câlinerie des amoureux demeurés très enfants.

 

Lahrier eut un geste désolé :

 

– La la ! la la ! la la ! la la ! la la !

 

Tout de suite le père Soupe intervint, sa curiosité naturelle éveillée.

 

Légèrement, au-dessus de la galette de cuir qui le couronnait à rebours, il souleva son fond de culotte :

 

– Une contrariété ? demanda-t-il.

 

Le père Soupe était un vieux à lunettes, de qui l’édentement peu à peu avait avalé les minces lèvres. Sur sa face luisante, comme vernie, ses sourcils broussailleux débordaient en auvents, et des milliers de filets sanguins se jouaient sur la fraîcheur caduque de ses joues, y serpentaient à fleur de peau avec le grouillement confus d’une potée de vers de vase.

 

Stupide, de cette stupidité hurlante qui exaspère à l’égal d’une insulte, il passait les trois quarts du temps à faire la sieste en son fauteuil, le reste à ricaner tout seul sans que l’on pût savoir pourquoi, à se frotter les mains, à pouffer bruyamment, la tête secouée des hochements approbatifs d’un petit gâteux content de vivre. Et quand Lahrier, crispé, l’interrogeait sur le mystère de cette gaîté intempestive, il ébauchait un geste vague, le geste de l’homme qui se comprend ; un lent aller et retour de ses doigts de squelette séchait ses yeux baignés de larmes, en sorte que c’était vraiment à prendre une trique et à taper dessus jusqu’à ce qu’il s’expliquât.

 

Lequel des deux, de l’employé ou du bureau, était le fruit naturel de l’autre, sa sécrétion obligée ? c’est ce qu’on n’eût su préciser. Le fait est qu’ils se complétaient mutuellement, qu’ils se faisaient valoir par réciprocité, étant au même titre sordides et misérables.