D’abord hésitante, vagabonde, sa folie chaque jour grandissante s’était venue, enfin et définitivement, fixer en un chaos d’âpre misanthropie qu’une admiration désordonnée de l’Antiquité compliquait, sans que l’on sût pourquoi.

 

Tant qu’il sentait autour de soi le grouillement vivant de ses collègues, ça allait encore à peu près ; il se contenait, roulait simplement des yeux de fauve, et étouffait entre ses dents des grondements d’orage lointain. Mais sitôt seul, tout éclatait ! c’était le brusque débordement d’un liquide laissé trop longtemps sur le feu. C’est ainsi que M. de La Hourmerie l’entendit pousser l’un sur l’autre plusieurs « Pouah ! » significatifs, et essuyer bruyamment, de sa botte, les crachats semés par le plancher en signe de dégoûtation :

 

– Pouah ! pouah ! ah pouah ! Ah, cochonnerie !

 

Dans les échos de cette solitude, la voix du fou prenait d’étranges sonorités. Ce fut d’un ton de prêtre en chaire qu’il poursuivit, disant que les temps étaient proches ! que des événements immenses se préparaient ! car à la fin c’était l’invasion de la fange, et il importait que les âmes vraiment grandes en vinssent à la réalisation de leurs généreux desseins !

 

Il exposa :

 

– Je me rendrai à la Chambre des députés, portant le fer sous le feuillage, comme Harmodios et Aristogiton. Je monterai à la tribune ; et là, en présence d’un peuple innombrable venu des quatre coins du globe pour m’acclamer, je dirai !…

 

Il s’interrompit. Un temps interminable préluda à ce qui allait suivre. Puis les syllabes détachées, présentées une à une ainsi que des oracles :

 

– Je dirai des choses formidables !… qui étonneront les plus sceptiques !… et glaceront le cœur des plus braves, d’une indicible épouvante !

 

– Hein ! souffla à l’oreille de M. de La Hourmerie Ovide qui l’était venu retrouver en silence. Il triomphait.

 

À cet homme de sens pondéré et rassis, le détraquement cérébral de Letondu apparaissait prodigieusement farce et cocasse. Il étouffa dans le creux de sa main un rire qui s’y acheva en foirade, car le chef, d’un geste bref, venait de lui imposer silence :

 

– Chut !… Écoutez !

 

– Que d’hommes ! – je dis : en cette maison (déclamait maintenant Letondu, avec une majesté imposante), que d’hommes justement accusés de servilité et de bassesse seraient ici soupçonnés du contraire ! si ce contraire n’était encore un moyen détourné, qui les signale…

 

(Ici, ce fut le bruit d’une chaise qu’on a empoignée au dossier, brutalement replantée, ensuite, sur le sol.)

 

– … à la réprobation générale !

 

Il dit, et, de nouveau, se tut. Les deux hommes écoutaient toujours, dans l’attente anxieuse de ce qui se préparait.

 

– Salut aux gens de bien ! reprit enfin le fou dont on devinait le large mouvement emphatique, distributeur de justes palmes. Salut aux âmes irréprochables ! salut aux cœurs purs, dignes de ce nom ! salut aux consciences d’élite ! Aux honnêtes gens de tous les temps, passés, présents et à venir, j’entre et je dis : « Je vous salue, messieurs ! » – Mais honte à ceux-là, misérable et vil troupeau de brutes, que guide la seule flétrissure de leur néfaste réciprocité à travers une vie inutile, semée en apparence des plus nobles attributs de la vertu, en réalité du fumier de la duplicité, de la déloyauté et de la perfidie !…

 

 

– Mais qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ? implora de soi-même le désolé La Hourmerie ; qu’est-ce que tout ça peut bien vouloir dire, Seigneur Dieu !

 

Grave, il murmura :

 

– Oh ! cela finira mal !

 

Et ce seul mot, éloquemment ponctué d’un de ces hochements de tête qui n’ont pas confiance, le confessa malgré lui, ouvrit une échappée béante à l’essaim tumultueux et secret de ses inquiétudes. Letondu ne soufflait plus mot, immobile à présent, sans doute, et regardant tourbillonner autour de soi les ondes mourantes du crépuscule.

 

Soudain il se réveilla ; d’une voix qui sonna en appel strident de trompette :

 

– Une enquête ! cria-t-il, une enquête ! La révélation des monstrueuses turpitudes qui souillent les dessous de cette maison importe au salut de la Chose publique ! Des faits !… Et des noms !… Oui, des noms !… des noms plus encore peut-être ! ou moins ; qu’importe ?… jetés comme autant de soufflets à la face rougissante de honte d’un univers à jamais consterné, voilà ce qu’il faut ! Haut les cœurs ! Haut les âmes ! À moi les hommes de bonne volonté et de généreuse initiative !… Une enquête ! Une enquête ! Une enquête !

 

Et comme, dans un flot de rauques aboiements, Letondu vouait tout à coup à l’exécration des humains « cet ignoble La Hourmerie ! », le chef de bureau, bouleversé, frappé d’un coup de pied au creux de l’estomac, n’hésita plus :

 

– Allons, il faut en finir.

 

Un instant après il pénétrait chez le Directeur.

 

III

 

Là, c’était comme un bain de pénombre, doux et tiède, avec seulement, au loin, la tache éblouissante de la table directoriale, qu’une lampe au bedon hydropique inondait d’un flot de clarté. Une garniture Empire, aux cuivreries piquées d’étoiles, chargeait une cheminée de marbre dont les deux montants parallèles empiétaient sur le sol en griffes contractées, tandis qu’un buste de Solon, juché sur la corniche d’une bibliothèque, mirait dans le cadre d’une glace ses épaules nues, son front de penseur et l’insondable idiotie de ses yeux vides. Les vagues rougeurs de lourds et funèbres rideaux, tirés devant les fenêtres, masquaient les jardins de l’hôtel Prah en bordure sur la rue Vaneau, de l’autre côté de la chaussée.

 

La main tendue de loin, grande ouverte, à M. de La Hourmerie, qui se pressait, confus de tant de bonne grâce :

 

– Eh ! bonjour, homme de tous les zèles et de toutes les activités ! cria joyeusement M. Nègre. Dernier rempart des saines traditions, prenez une chaise et vous mettez là. Fumez-vous ?

 

En même temps il lui présentait une boîte pleine à demi de fines cigarettes orientales.

 

– Non ? Ah pardon ! J’oubliais que vous êtes sans vices, cher ami.

 

Lui-même pêcha une cigarette, et l’ayant allumée au fil de la lampe :

 

– Et à quoi dois-je, à cette heure inopinée, l’avantage de votre visite ?

 

Il avait pris ce qu’en style de vaudeville on nomme « une position commode pour entendre », renversé dans le dos d’acajou de son fauteuil et le genou haut, enfermé dans les mains. L’insensible nuancé d’un dessous d’aile d’ara, monté de l’abat-jour fanfreluché et rose, enluminait ses joues, lasses un peu, de viveur chic. Au revers de sa redingote, la rosette d’officier de la Légion d’honneur mettait une gouttelette de sang, et, vraiment, il était charmant à voir ainsi, chassant par les naseaux un double jet de fumée, sentant bon le modernisme aimable et ce je m’en-bats-l’orbitisme bon diable, auquel on tenterait vainement d’en vouloir, sans jamais en trouver le courage. Il souriait, d’ores et déjà conquis et prêt à tout ce qu’on voudra, pourvu qu’on n’attente point à sa tranquillité, mais le chef de bureau n’eut pas ouvert la bouche et lâché le nom de Letondu, qu’il sursauta :

 

– M. Letondu ! encore M. Letondu ! Ma parole, on ne parle plus que de M. Letondu, ici ! À la fin, me laissera-t-on tranquille avec M. Letondu ! J’ai déjà exposé que je ne pouvais rien ! rien, entendez-vous ? rien ! rien ! rien ! Et puis d’abord, je n’admets pas qu’on se permette de venir me raser à des heures non réglementaires ! De deux à quatre, tant qu’on voudra ; mais passé quatre heures, je proteste. Ça deviendrait de l’arbitraire, aussi. Oh ! ce Letondu !

 

Dans ce « oh ! », éructé du fin fond de la gorge, un monde de haine tenait ; la rage justement exaltée du monsieur qui a fait l’impossible et au-delà pour être agréable à tout le monde, qui a semé sans compter l’or des bonnes paroles et des sourires pleins de promesses, qui, enfin, aurait bien gagné d’avoir la paix, et dont une brute malfaisante s’en vient troubler la bonne petite existence réglée au mieux de l’intérêt général ! Pourtant il sentit qu’il avait été un peu loin.

 

Il se mit à rire, et pour le forcer à se rasseoir fit doucement violence à M. de La Hourmerie, lequel se levait, l’air pincé.

 

– Voyons, mon cher ! Voyons, mon cher ! Vous n’allez pas vous fâcher, j’espère bien !

 

Il reconnut qu’il s’était emballé et très gentiment il en demanda pardon, expliquant qu’il était bien excusable de perdre quelquefois patience, tant son personnel l’assommait de ses perpétuelles réclamations. Il dit sa vie alors, sa triste vie, tuée en partie à écouter des plaintes ; il dépeignit l’ininterrompu défilé des lésés et des mécontents, leurs attitudes découragées, leurs figures navrées et navrantes.

 

– Une procession, je vous dis ! une véritable procession !

 

À celui-ci de qui la femme venait d’accoucher, c’était un secours qu’il fallait ; à celui-là, une augmentation de trois cents francs ! À Sainthomme, les palmes ! à cet autre… que sais-je ! Jusqu’à Van der Hogen, bon Dieu ! qui s’était mis à miauler avec les chacals, lui aussi, et à venir épancher dans le giron suprême ses amertumes d’homme supérieur dont on méconnaît les services.

 

Les services de Van der Hogen !…

 

Quand il en vint à Chavarax, les yeux lui jaillirent de la tête.

 

– Mon cher, c’est fantastique. Doué d’un de ces toupets démontants que rien ne saurait désarmer, ni les bienfaits tombant en pluie, ni les coups de pied lancés dans le derrière par centaines, Chavarax m’extirpa un jour la promesse d’une place de sous-chef pour une époque indéterminée. Cette promesse… – je parle ici à un homme vieilli dans le sérail et qui sait à quels faux-fuyants oblige parfois la terrible lutte pour la paix…

 

L’homme vieilli dans le sérail eut un fin sourire édifié.

 

Le Directeur continua :

 

– … je la fis avec l’intention sous-entendue de la tenir le jour où j’en aurais le temps ; en vue surtout d’avoir le repos, de faire taire enfin un lamento odieux, sempiternellement marmotté et larmoyé à mon oreille. Fatale imprudence ! Depuis lors (et je vous parle de deux ans), Chavarax s’est érigé en cauchemar de mon existence. Armé du pseudo-engagement arraché de force à ma faiblesse, il s’en sert ainsi que d’un tromblon, et il en braque sur moi, sans trêve, la large gueule menaçante. Je suis là, assis à cette table, heureux et calme, goûtant la tendresse de l’avril revenu encore une fois. La porte s’ouvre, Chavarax paraît. Horreur ! il s’avance sur moi la main ouverte. Avec un infernal sans-gêne auquel il faut bien que je sourie, ne l’osant châtier à coups de botte, il s’affale en un fauteuil, il roule sa cigarette, l’allume, et du même ton ensemble enjoué et respectueux dont il dirait :

 

« Je viens chercher des ordres »,

 

il dit :

 

« Je viens chercher ma place. »

 

Sa place !… Cette place que je lui ai promise en une minute à jamais exécrée d’aberration et de démence ; cette place que je n’ai pas et que, n’ayant pas, je ne peux pourtant pas inventer, nom de Dieu ! En vain j’essaye des calmants, je répète : « Patience ! Patience ! L’avenir, monsieur Chavarax, est à ceux qui savent attendre.