Elle ne disait rien, mais
son regard remerciait pour elle.
Le Volga, le Rha des anciens, est considéré comme le fleuve le
plus considérable de toute l'Europe, et son cours n'est pas
inférieur à quatre mille verstes (4,300 kilomètres). Ses eaux,
assez insalubres dans sa partie supérieure, sont modifiées à
Nijni-Novgorod par celles de l'Oka, affluent rapide qui s'échappe
des provinces centrales de la Russie.
On a assez justement comparé l'ensemble des canaux et fleuves
russes à un arbre gigantesque dont les branches se ramifient sur
toutes les parties de l'empire. C'est le Volga qui forme le tronc
de cet arbre, et il a pour racines soixante-dix embouchures qui
s'épanouissent sur le littoral de la mer Caspienne. Il est
navigable depuis Rjef, ville du gouvernement de Tver, c'est-à-dire
sur la plus grande partie de son cours.
Les bateaux de la Compagnie de transports entre Perm et
Nijni-Novgorod font assez rapidement les trois cent cinquante
verstes (373 kilomètres) qui séparent cette ville de la ville de
Kazan. Il est vrai que ces steam-boats n'ont qu'à descendre le
Volga, lequel ajoute environ deux milles de courant à leur vitesse
propre. Mais, lorsqu'ils sont arrivés au confluent de la Kama, un
peu au-dessous de Kazan, ils sont forcés d'abandonner le fleuve
pour la rivière, dont ils doivent alors remonter le cours jusqu'à
Perm. Donc, tout compte établi, et bien que sa machine fût
puissante, le Caucase ne devait pas faire plus de seize verstes à
l'heure. En réservant une heure d'arrêt à Kazan, le voyage de
Nijni-Novgorod à Perm devait donc durer soixante à soixante-deux
heures environ.
Ce steam-boat, d'ailleurs, était fort bien aménagé, et les
passagers, suivant leur condition ou leurs ressources, y occupaient
trois classes distinctes. Michel Strogoff avait eu soin de retenir
deux cabines de première classe, de sorte que sa jeune compagne
pouvait se retirer dans la sienne et s'isoler quand bon lui
semblait.
Le Caucase était très-encombré de passagers de toutes
catégories. Un certain nombre de trafiquants asiatiques avaient
jugé bon de quitter immédiatement Nijni-Novgorod. Dans la partie du
steam-boat réservée à la première classe se voyaient des Arméniens
en longues robes et coiffés d'espèces de mitres,—des Juifs,
reconnaissables à leurs bonnets coniques,—de riches Chinois dans
leur costume traditionnel, robe très-large, bleue, violette ou
noire, ouverte devant et derrière, et recouverte d'une seconde robe
à larges manches dont la coupe rappelle celle des popes,—des Turcs,
qui portaient encore le turban national,—des Indous, à bonnet
carré, avec un simple cordon pour ceinture, et dont quelques-uns,
plus spécialement désignés sous le nom de Shikarpouris, tiennent
entre leurs mains tout le trafic de l'Asie centrale,—enfin des
Tartares, chaussés de bottes agrémentées de soutaches multicolores,
et la poitrine plastronnée de broderies. Tous ces négociants
avaient dû entasser dans la cale et sur le pont leurs nombreux
bagages, dont le transport devait leur coûter cher, car,
réglementairement, ils n'avaient droit qu'à un poids de vingt
livres par personne.
A l'avant du Caucase étaient groupés des passagers plus
nombreux, non-seulement des étrangers, mais aussi des Russes,
auxquels l'arrêté ne défendait pas de regagner les villes de la
province.
Il y avait là des moujiks, coiffés de bonnets ou de casquettes,
vêtus d'une chemise à petits carreaux sous leur vaste pelisse, et
des paysans du Volga, pantalon bleu fourré dans leurs bottes,
chemise de coton rose serrée par une corde, casquette plate ou
bonnet de feutre. Quelques femmes, vêtues de robes de cotonnade à
fleurs, portaient le tablier à couleurs vives et le mouchoir à
dessins rouges sur la tête. C'étaient principalement des passagers
de troisième classe, que, très-heureusement, la perspective d'un
long voyage de retour ne préoccupait pas. En somme, cette partie du
pont était fort encombrée. Aussi les passagers de l'arrière ne
s'aventuraient-ils guère parmi ces groupes très-mélanges, dont la
place était marquée sur l'avant des tambours.
Cependant, le Caucase filait de toute la vitesse de ses aubes
entre les rives du Volga. Il croisait de nombreux bateaux auxquels
des remorqueurs faisaient remonter le cours au fleuve et qui
transportaient toutes sortes de marchandises à Nijni-Novgorod. Puis
passaient des trains de bois, longs comme ces interminables files
de sargasses de l'Atlantique, et des chalands chargés à couler bas,
noyés jusqu'au plat-bord. Voyage inutile à présent, puisque la
foire venait d'être brusquement dissoute à son début.
Les rives du Volga, éclaboussées par le sillage du steam-boat,
se couronnaient de volées de canards qui fuyaient en poussant des
cris assourdissants. Un peu plus loin, sur ces plaines sèches,
bordées d'aunes, de saules, de trembles, s'éparpillaient quelques
vaches d'un rouge foncé, des troupeaux de moutons à toison brune,
de nombreuses agglomérations de porcs et de porcelets blancs et
noirs. Quelques champs, semés de maigre sarrasin et de seigle,
s'étendaient jusqu'à l'arrière-plan de coteaux à demi cultivés,
mais qui, en somme, n'offraient aucun point de vue remarquable.
Dans ces paysages monotones, le crayon d'un dessinateur, en quête
de quelque site pittoresque, n'eût rien trouvé à reproduire.
Deux heures après le départ du Caucase, la jeune Livonienne,
s'adressant à Michel Strogoff, lui dit:
«Tu vas à Irkoutsk, frère?
—Oui, soeur, répondit le jeune homme. Nous faisons tous les deux
la même route. Par conséquent, partout où je passerai, tu
passeras.
—Demain, frère, tu sauras pourquoi j'ai quitté les rives de la
Baltique pour aller au delà des monts Ourals.
—Je ne te demande rien, soeur.
—Tu sauras tout, répondit la jeune fille, dont les lèvres
ébauchèrent un triste sourire. Une soeur ne doit rien cacher à son
frère. Mais, aujourd'hui, je ne pourrais!… La fatigue, le désespoir
m'avaient brisée!
—Veux-tu reposer dans ta cabine? demanda Michel Strogoff.
—Oui… oui… et demain… .
—Viens donc… .»
Il hésitait à finir sa phrase, comme s'il eût voulu l'achever
par le nom de sa compagne, qu'il ignorait encore.
«Nadia, dit-elle en lui tendant la main.
—Viens, Nadia, répondit Michel Strogoff, et use sans façon de
ton frère Nicolas Korpanoff.»
Et il conduisit la jeune fille à la cabine qui avait été retenue
pour elle sur le salon de l'arrière.
Michel Strogoff revint sur le pont, et, avide des nouvelles qui
pouvaient peut-être modifier son itinéraire, il se mêla aux groupes
de passagers, écoutant, mais ne prenant point part aux
conversations. D'ailleurs, si le hasard faisait qu'il fût interrogé
et dans l'obligation de répondre, il se donnerait pour le négociant
Nicolas Korpanoff, que le Caucase reconduisait à la frontière, car
il ne voulait pas que l'on pût se douter qu'une permission spéciale
l'autorisait à voyager en Sibérie.
Les étrangers que le steam-boat transportait ne pouvaient
évidemment parler que des événements du jour, de l'arrêté et de ses
conséquences. Ces pauvres gens, à peine remis des fatigues d'un
voyage à travers l'Asie centrale, se voyaient forcés de revenir, et
s'ils n'exhalaient pas hautement leur colère et leur désespoir,
c'est qu'ils ne l'osaient. Une peur, mêlée de respect, les
retenait. Il était possible que des inspecteurs de police, chargés
de surveiller les passagers, fussent secrètement embarqués à bord
du Caucase, et mieux valait tenir sa langue, l'expulsion, après
tout, étant encore préférable à l'emprisonnement dans une
forteresse. Aussi, parmi ces groupes, ou l'on se taisait, ou les
propos s'échangeaient avec une telle circonspection, qu'on ne
pouvait guère en tirer quelque utile renseignement.
Mais si Michel Strogoff n'eut rien à apprendre de ce côté, si
même les bouches se fermèrent plus d'une fois à son approche,—car
on ne le connaissait pas,—ses oreilles furent bientôt frappera par
les éclats d'une voix peu soucieuse d'être ou non entendue.
L'homme à la voix gaie parlait russe, mais avec un accent
étranger, et son interlocuteur, plus réservé, lui répondait dans la
même langue, qui n'était pas non plus sa langue originelle.
«Comment, disait le premier, comment, vous sur ce bateau, mon
cher confrère, vous que j'ai vu a la fête impériale de Moscou, et
seulement entrevu a Nijni-Novgorod?
—Moi-même, répondit le second d'un ton sec.
—Eh bien, franchement, je ne m'attendais pas a être
immédiatement suivi par vous, et de si près!
—Je ne vous suis pas, monsieur, je vous précède!
—Précède! précède! Mettons que nous marchons de front, du même
pas, comme deux soldats à la parade, et, provisoirement du moins,
convenons, si vous le voulez, que l'un ne dépassera pas
l'autre!
—Je vous dépasserai, au contraire.
—Nous verrons cela, quand nous serons sur le théâtre de la
guerre; mais jusque-là, que diable! soyons compagnons de route.
Plus tard, nous aurons bien le temps et l'occasion d'être
rivaux!
—Ennemis.
—Ennemis, soit! Vous avez dans vos paroles, cher confrère, une
précision qui m'est tout particulièrement agréable.
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