Si, au contraire, cette jeune fille
m'accompagne, je serai bien, mieux aux yeux de tous le Nicolas
Korpanoff de mon podaroshna. Donc, il faut qu'elle m'accompagne!
Donc, il faut qu'à tout prix je la retrouve! Il n'est pas probable
que depuis hier soir elle ait pu se procurer quelque voiture pour
quitter Nijni-Novgorod. Cherchons-la, fit que Dieu me
conduise!»
Michel Strogoff quitta la grande place de Nijni-Novgorod, où le
tumulte, produit par l'exécution des mesures prescrites, atteignait
en ce moment à son comble. Récriminations des étrangers proscrits,
cris des agents et des Cosaques qui les brutalisaient, c'était un
tumulte indescriptible. La jeune fille qu'il cherchait ne pouvait
être là.
Il était neuf heures du matin. Le steam-boat ne partait qu'à
midi. Michel Strogoff avait donc environ deux heures à employer
pour retrouver celle dont il voulait faire sa compagne de
voyage.
Il traversa de nouveau le Volga et parcourut les quartiers de
l'autre rive, où la foule était bien moins considérable. Il visita,
on pourrait dire rue par rue, la ville haute et la ville basse. Il
entra dans les églises, refuge naturel de tout ce qui pleure, de
tout ce qui souffre. Nulle part il ne rencontra la jeune
Livonienne.
«Et cependant, répétait-il, elle ne peut encore avoir quitté
Nijni-Novgorod. Cherchons toujours!»
Michel Strogoff erra ainsi pendant deux heures. Il allait sans
s'arrêter, il ne sentait pas la fatigue, il obéissait à un
sentiment impérieux qui ne lui permettait plus de réfléchir. Le
tout vainement.
Il lui vint alors, à l'esprit que la jeune fille n'avait
peut-être pas eu connaissance de l'arrêté,—circonstance improbable,
cependant, car un toi coup de foudre n'avait pu éclater sans être
entendu de tous. Intéressée, évidemment, à connaître les moindres
nouvelles qui venaient de la Sibérie, comment aurait-elle pu
ignorer les mesures prises par le gouverneur, mesures qui la
frappaient si directement?
Mais enfin, si elle les ignorait, elle viendrait donc, dans
quelques heures, au quai d'embarquement, et, là, quelque agent
impitoyable lui refuserait brutalement passage! Il fallait à tout
prix que Michel Strogoff la vît auparavant, et qu'elle put, grâce a
lui, éviter cet échec.
Mais ses recherches furent vaines, et il eut bientôt perdu tout
espoir do la retrouver.
Il était alors onze heures. Michel Strogoff, bien qu'en toute
autre circonstance cela eût été inutile, songea à présenter son
podaroshna aux bureaux du maître de police. L'arrêté ne pouvait
évidemment le concerner, puisque le cas était prévu pour lui, mais
il voulait s'assurer que rien ne s'opposerait à sa sortie de la
ville.
Michel Strogoff dut donc retourner sur l'autre rive du Volga,
dans le quartier où se trouvaient les bureaux du maître de
police.
Là, il y avait grande affluence, car si les étrangers avaient
ordre de quitter la province, ils n'en étaient pas moins soumis à
certaines formalités pour partir. Sans cette précaution, quelque
Russe, plus ou moins compromis dans le mouvement tartare, aurait
pu, grâce à un déguisement, passer la frontière,—ce que l'arrêté
prétendait empêcher. On vous renvoyait, mais encore fallait-il que
vous eussiez la permission de vous en aller.
Donc, bateleurs, bohémiens, zingaris, tsiganes, mêlés aux
marchands de la Perse, de la Turquie, de l'Inde, du Turkestan, de
la Chine, encombraient la cour et les bureaux de la maison de
police.
Chacun se hâtait, car les moyens de transport allaient être
singulièrement recherchés de cette foule de gens expulsés, et ceux
qui s'y prendraient trop tard courraient grand risque de ne pas
être en mesure de quitter la ville dans le délai prescrit,—ce qui
les eût exposés à quelque brutale intervention des agents du
gouverneur.
Michel Strogoff, grâce à la vigueur de ses coudes, put traverser
la cour. Mais entrer dans les bureaux et parvenir jusqu'au guichet
des employés, c'était une besogne bien autrement difficile.
Cependant, un mot qu'il dit à l'oreille d'un inspecteur et quelques
roubles donnés à propos furent assez puissants pour lui faire
obtenir passager.
L'agent, après l'avoir introduit dans la salle d'attente, alla
prévenir un employé supérieur.
Michel Strogoff ne pouvait donc tarder à être en règle avec la
police et libre de ses mouvements.
En attendant, il regarda autour de lui. Et que vit-il?
Là, sur un banc, tombée plutôt qu'assise, une jeune fille, en
proie à un muet désespoir, bien qu'il put à peine voir sa figure,
dont le profil seul se dessinait sur la muraille.
Michel Strogoff ne s'était pas trompé. Il venait de reconnaître
la jeune Livonienne.
Ne connaissant pas l'arrêté du gouverneur, elle était venue au
bureau de police pour faire viser son permis!… On lui avait refusé
le visa! Sans doute elle était autorisée à se rendre à Irkoutsk,
mais l'arrêté était formel, il annulait toutes autorisations
antérieures, et les routes de la Sibérie lui étaient fermées.
Michel Strogoff, très-heureux de l'avoir enfin retrouvée,
s'approcha de la jeune fille.
Celle-ci le regarda un instant, et son visage s'éclaira d'une
lueur fugitive en revoyant son compagnon de voyage. Elle se leva,
par instinct, et, comme un naufragé qui se raccroche à une épave,
elle allait lui demander assistance… .
En ce moment, l'agent toucha l'épaule de Michel Strogoff.
«Le maître de police vous attend, dit-il.
—Bien,» répondit Michel Strogoff.
Et, sans dire un mot à celle qu'il avait tant cherchée depuis la
veille, sans la rassurer d'un geste qui eût pu compromettre et elle
et lui-même, il suivit l'agent à travers les groupes compactes.
La jeune Livonienne, voyant disparaître celui-là seul qui eût pu
peut-être lui venir en aide, retomba sur son banc.
Trois minutes ne s'étaient pas écoulées, que Michel Strogoff
reparaissait dans la salle, accompagné d'un agent.
Il tenait à la main son podaroshna, qui lui faisait libres les
routes de la Sibérie.
Il s'approcha alors de la jeune Livonienne, et, lui tendant la
main:
«Soeur… .» dit-il.
Elle comprit! Elle se leva, comme si quelque soudaine
inspiration ne lui eût pas permis d'hésiter!
«Soeur, répéta Michel Strogoff, nous sommes autorisés à
continuer notre voyage à Irkoutsk. Viens-tu?
—Je te suis, frère,» répondit la jeune fille, en mettant sa main
dans la main de Michel Strogoff.
Et tous deux quittèrent la maison de police.
Chapitre 7
En descendant le Volga
Un peu avant midi, la cloche du steam-boat attirait à
l'embarcadère du Volga un grand concours de monde, puisqu'il y
avait là ceux qui partaient et ceux qui auraient voulu partir. Les
chaudières du Caucase étaient en pression suffisante. Sa cheminée
ne laissait plus échapper qu'une fumée légère, tandis que
l'extrémité du tuyau d'échappement et le couvercle des soupapes se
couronnaient de vapeur blanche.
Il va sans dire que la police surveillait le départ du Caucase,
et se montrait impitoyable à ceux des voyageurs qui ne se
trouvaient pas dans les conditions voulues pour quitter la
ville.
De nombreux Cosaques allaient et venaient sur le quai, prêts à
prêter main-forte aux agents, mais ils n'eurent point à intervenir,
et les choses se passèrent sans résistance.
A l'heure réglementaire, le dernier coup de cloche retentit, les
amarres furent larguées, les puissantes roues du steam-boat
battirent l'eau de leurs palettes articulées, et le Caucase fila
rapidement entre les deux villes dont se compose
Nijni-Novgorod.
Michel Strogoff et la jeune Livonienne avaient pris passage à
bord du Caucase. Leur embarquement s'était fait sans aucune
difficulté. On le sait, le podaroshna, libellé au nom de Nicolas
Korpanoff, autorisait ce négociant à être accompagné pendant son
voyage en Sibérie. C'était donc un frère et une soeur qui
voyageaient sous la garantie de la police impériale.
Tous deux, assis à l'arrière, regardaient fuir la ville, si
profondément troublée par l'arrêté du gouverneur.
Michel Strogoff n'avait rien dit à la jeune fille, il ne l'avait
pas interrogée. Il attendait qu'elle parlât, s'il lui convenait de
parler. Celle-ci avait hâte d'avoir quitté cette ville, dans
laquelle, sans l'intervention providentielle de ce protecteur
inattendu, elle fût restée prisonnière.
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