Elle est
divisée en gouvernements ou provinces, qui sont ceux de Tobolsk,
d'Yeniseisk, d'Irkoutsk, d'Omsk, de Iakoutsk; elle comprend deux
districts, ceux d'Okhotsk et de Kamtschatka, et possède deux pays,
maintenant soumis à la domination moscovite, le pays des Kirghis et
le pays des Tchouktches.
Cette immense étendue de steppes, qui renferme plus de cent dix
degrés de l'ouest à l'est, est à la fois une terre de déportation
pour les criminels, une terre d'exil pour ceux qu'un ukase a
frappés d'expulsion.
Deux gouverneurs généraux représentent l'autorité suprême des
czars en ce vaste pays. L'un réside à Irkoutsk, capitale de la
Sibérie orientale; l'autre réside à Tobolsk, capitale de la Sibérie
occidentale. La rivière Tchouna; un affluent du fleuve Yeniseï,
sépare les deux Sibéries.
Aucun chemin de fer ne sillonne encore ces immenses plaines,
dont quelques-unes sont véritablement d'une extrême fertilité.
Aucune voie ferrée ne dessert les mines précieuses qui font, sur de
vastes étendues, le sol sibérien plus riche au-dessous qu'au-dessus
de sa surface. On y voyage en tarentass ou en télègue, l'été; en
traîneau, l'hiver.
Une seule communication, mais une communication électrique,
joint les deux frontières ouest et est de la Sibérie au moyen d'un
fil qui mesure plus de huit mille verstes de long (8,536
kilomètres). [1] A sa sortie de l'Oural, il passe par
Ekaterinbourg, Kassimow, Tioumen, Ichim, Omsk, Elamsk, Kolyvan,
Tomsk, Krasnoiarsk, Nijni-Oudinsk, Irkoutsk, Verkne-Nertschink,
Strelink, Albazine, Blagowstenks, Radde, Orlomskaya,
Alexandrowskoë, Nikolaevsk, et prend six roubles et dix-neuf kopeks
par chaque mot lancé à son extrême limite. [2]
D'Irkoutsk un embranchement va se souder à Kiakhta sur la frontière
mongole, et de là, à trente kopeks par mot, la poste transporte les
dépêches à Péking en quatorze jours.
C'est ce fil, tendu d'Ekaterinbourg à Nikolaevsk, qui avait été
coupé, d'abord en avant de Tomsk, et, quelques heures plus tard,
entre Tomsk et Kolyvan.
C'est pourquoi le czar, après la communication que venait de lui
faire pour la seconde fois le général Kissoff, n'avait-il répondu
que par ces seuls mots: «Un courrier à l'instant!»
Le czar était, depuis quelques instants, immobile à la fenêtre
de son cabinet, lorsque les huissiers en ouvrirent de nouveau la
porte. Le grand maître de police apparut sur le seuil.
«Entre, général, dit le czar d'une voix brève, et dis-moi tout
ce que tu sais d'Ivan Ogareff.
—C'est un homme extrêmement dangereux, sire, répondit le grand
maître de police.
—Il avait rang de colonel?
—Oui, sire.
—C'était un officier intelligent?
—Très-intelligent, mais impossible à maîtriser, et d'une
ambition effrénée qui ne reculait devant rien. Il s'est bientôt
jeté dans de secrètes intrigues, et c'est alors qu'il a été cassé
de son grade par Son Altesse le grand-duc, puis exilé en
Sibérie.
—A quelle époque?
—Il y a deux ans. Gracié après six mois d'exil par la faveur de
Votre Majesté, il est rentré en Russie.
—Et, depuis cette époque, n'est-il pas retourné en Sibérie?
—Oui, sire, il y est retourné, mais volontairement cette fois,»
répondit le grand maître de police.
Et il ajouta, en baissant un peu la voix:
«Il fut un temps, sire, où, quand on allait en Sibérie, on n'en
revenait pas!
—Eh bien, moi vivant, la Sibérie est et sera un pays dont on
revient!»
Le czar avait le droit de prononcer ces paroles avec une
véritable fierté, car il a souvent montré, par sa clémence, que la
justice russe savait pardonner.
Le grand maître de police ne répondit rien, mais il était
évident qu'il n'était pas partisan des demi-mesures. Selon lui,
tout homme qui avait passé les monts Ourals entre les gendarmes ne
devait plus jamais les franchir. Or, il n'en était pas ainsi sous
le nouveau règne, et le grand maître de police le déplorait
sincèrement! Comment! plus de condamnation à perpétuité pour
d'autres crimes que les crimes de droit commun! Comment! des exilés
politiques revenaient de Tobolsk, d'Iakoutsk, d'Irkoutsk! En
vérité, le grand maître de police, habitué aux décisions
autocratiques des ukases qui jadis ne pardonnaient pas, ne pouvait
admettre cette façon de gouverner! Mais il se tut, attendant que le
czar l'interrogeât de nouveau.
Les questions ne se firent pas attendre.
«Ivan Ogareff, demanda le czar, n'est-il pas rentré une seconde
fois en Russie après ce voyage dans les provinces sibériennes,
voyage dont le véritable but est resté inconnu?
—Il y est rentré.
—Et, depuis son retour, la police a perdu ses traces?
—Non, sire, car un condamné ne devient véritablement dangereux
que du jour où il a été gracié!»
Le front du czar se plissa un instant. Peut-être le grand maître
de police put-il craindre d'avoir été trop loin,—bien que son
entêtement dans ses idées fût au moins égal au dévouement sans
bornes qu'il avait pour son maître; mais le czar, dédaignant ces
reproches indirects touchant sa politique intérieure, continua
brièvement la série de ses questions:
«En dernier lieu, où était Ivan Ogareff?
—Dans le gouvernement de Perm.
—En quelle ville?
—A Perm même.
—Qu'y faisait-il?
—Il semblait inoccupé, et sa conduite n'offrait rien de
suspect.
—Il n'était pas sous la surveillance de la haute police?
—Non, sire.
—A quel moment a-t-il quitté Perm?
—Vers le mois de mars.
—Pour aller?…
—On l'ignore.
—Et, depuis cette époque, on ne sait ce qu'il est devenu?
—On ne le sait.
—Eh bien, je le sais, moi! répondit le czar. Des avis anonymes,
qui n'ont pas passé par les bureaux de la police, m'ont été
adressés, et, en présence des faits qui s'accomplissent maintenant
au delà de la frontière, j'ai tout lieu de croire qu'ils sont
exacts!
—Voulez-vous dire, sire, s'écria le grand maître de police,
qu'Ivan Ogareff a la main dans l'invasion tartare?
—Oui, général, et je vais t'apprendre ce que tu ignores. Ivan
Ogareff, après avoir quitté le gouvernement de Perm, a passé les
monts Ourals. Il s'est jeté en Sibérie, dans les steppes kirghises,
et, là, il a tenté, non sans succès, de soulever ces populations
nomades. Il est alors descendu plus au sud, jusque dans le
Turkestan libre. Là, aux khanats de Boukhara, de Khokhand, de
Koundouze, il a trouvé des chefs disposés à jeter leurs hordes
tartares dans les provinces sibériennes et à provoquer une invasion
générale de l'empire russe en Asie. Le mouvement a été fomenté
secrètement, mais il vient d'éclater comme un coup de foudre, et
maintenant les voies et moyens de communication sont coupés entre
la Sibérie occidentale et la Sibérie orientale! De plus, Ivan
Ogareff, altéré de vengeance, veut attenter à la vie de mon
frère!»
Le czar s'était animé en parlant et marchait à pas précipités.
Le grand maître de police ne répondit rien, mais il se disait, à
part lui, qu'au temps où les empereurs de Russie ne graciaient
jamais un exilé, les projets d'Ivan Ogareff n'auraient pu se
réaliser.
Quelques instants s'écoulèrent, pendant lesquels il garda le
silence. Puis, s'approchant du czar, qui s'était jeté sur un
fauteuil:
«Votre Majesté, dit-il, a sans doute donné des ordres pour que
cette invasion fût repoussée au plus vite?
—Oui, répondit le czar. Le dernier télégramme qui a pu passer à
Nijni-Oudinsk a dû mettre en mouvement les troupes des
gouvernements d'Yeniseisk, d'Irkoutsk, d'Iakoutsk, celles des
provinces de l'Amour et du lac Baïkal. En même temps, les régiments
de Perm et de Nijni-Novgorod et les Cosaques de la frontière se
dirigent à marche forcée vers les monts Ourals; mais,
malheureusement, il faudra plusieurs semaines avant qu'ils puissent
se trouver en face des colonnes tartares!
—Et le frère de Votre Majesté, Son Altesse le grand-duc, en ce
moment isolé dans le gouvernement d'Irkoutsk, n'est plus en
communication directe avec Moscou?
—Non.
—Mais il doit savoir, par les dernières dépêches, quelles sont
les mesures prises par Votre Majesté et quels secours il doit
attendre des gouvernements les plus rapprochés de celui
d'Irkoutsk?
—Il le sait, répondit le czar, mais ce qu'il ignore, c'est
qu'Ivan Ogareff, en même temps que le rôle de rebelle, doit jouer
le rôle de traître, et qu'il a en lui un ennemi personnel et
acharné. C'est au grand-duc qu'Ivan Ogareff doit sa première
disgrâce, et, ce qu'il y a de plus grave, c'est que cet homme n'est
pas connu de lui. Le projet d'Ivan Ogareff est donc de se rendre à
Irkoutsk, et là, sous un faux nom, d'offrir ses services au
grand-duc. Puis, après qu'il aura capté sa confiance, lorsque les
Tartares auront investi Irkoutsk, il livrera la ville, et avec elle
mon frère, dont la vie est directement menacée. Voilà ce que je
sais par mes rapports, voilà ce que ne sait pas le grand-duc, et
voilà ce qu'il faut qu'il sache!
—Eh bien, sire, un courrier intelligent, courageux… .
—Je l'attends.
—Et qu'il fasse diligence, ajouta le grand maître de police, car
permettez-moi d'ajouter, sire, que c'est une terre propice aux
rébellions que cette terre sibérienne!
—Veux-tu dire, général, que les exilés feraient cause commune
avec les envahisseurs? s'écria le czar. qui ne fut pas maître de
lui-même devant cette insinuation du grand maître de police.
—Que Votre Majesté m'excuse!… répondit en balbutiant le grand
maître de police, car c'était bien véritablement la pensée que lui
avait suggérée son esprit inquiet et défiant.
—Je crois aux exilés plus de patriotisme! reprit le czar.
—Il y a d'autres condamnés que les exilés politiques en Sibérie,
répondit le grand maître de police.
—Les criminels! Oh! général, ceux-là je te les abandonne! C'est
le rebut du genre humain. Ils ne sont d'aucun pays. Mais le
soulèvement, ou plutôt l'invasion n'est pas faite contre
l'empereur, c'est contre la Russie, contre ce pays, que les exilés
n'ont pas perdu toute espérance de revoir… et qu'ils reverront!…
Non, jamais un Russe ne se liguera avec un Tartare pour affaiblir,
ne fût-ce qu'une heure, la puissance moscovite!»
Le czar avait raison de croire au patriotisme de ceux que sa
politique tenait momentanément éloignés. La clémence, qui était le
fond de sa justice, quand il pouvait en diriger lui-même les
effets, les adoucissements considérables qu'il avait adoptés dans
l'application des ukases, si terribles autrefois, lui
garantissaient qu'il ne pouvait se méprendre. Mais, même sans ce
puissant élément de succès apporté à l'invasion tartare, les
circonstances n'en étaient pas moins très-graves, car il était à
craindre qu'une grande partie de la population kirghise ne se
joignit aux envahisseurs.
Les Kirghis se divisent en trois hordes, la grande, la petite et
la moyenne, et comptent environ quatre cent mille «tentes», soit
deux millions d'âmes.
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