De ces diverses tribus, les unes sont
indépendantes, et les autres reconnaissent la souveraineté, soit de
la Russie, soit des khanats de Khiva, de Khokhand et de Boukhara,
c'est-à-dire des plus redoutables chefs du Turkestan. La horde
moyenne, la plus riche, est en même temps la plus considérable, et
ses campements occupent tout l'espace compris entre les cours d'eau
du Sara-Sou, de l'Irtyche, de l'Ichim supérieur, le lac Hadisang et
le lac Aksakal. La grande horde, qui occupe les contrées situées
dans l'est de la moyenne, s'étend jusqu'aux gouvernements d'Omsk et
de Tobolsk. Si donc ces populations kirghises se soulevaient,
c'était l'envahissement de la Russie asiatique, et, tout d'abord,
la séparation de la Sibérie, à l'est de l'Yeniseï.
Il est vrai que ces Kirghis, fort novices dans l'art de la
guerre, sont plutôt des pillards nocturnes et agresseurs de
caravanes que des soldats réguliers. Ainsi que l'a dit M. Levchine,
«un front serré ou un carré de bonne infanterie résiste à une masse
do Kirghis dix fois plus nombreux, et un seul canon peut on
détruire une quantité effroyable.»
Soit, mais encore faut-il que ce carré de bonne infanterie
arrive dans le pays soulevé, et que les bouches à feu quittent les
parcs des provinces russes, qui sont éloignées de deux ou trois
mille verstes. Or, sauf par la route directe qui joint
Ekaterinbourg à Irkoutsk, les steppes, souvent marécageuses, ne
sont pas aisément praticables, et plusieurs semaines s'écouleraient
certainement avant que les troupes russes pussent se trouver en
mesure de repousser les hordes tartares.
Omsk est le centre de l'organisation militaire de la Sibérie
occidentale qui est destinée à tenir en respect les populations
kirghises. Là sont les limites que ces nomades, incomplètement
soumis, ont plus d'une fois insultées, et, au ministère de la
guerre, on avait tout lieu de penser qu'Omsk était déjà
très-menacé. La ligne des colonies militaires, c'est-à-dire de ces
postes de Cosaques qui sont échelonnés depuis Omsk jusqu'à
Sémipalatinsk, devait avoir été forcée en plusieurs points. Or, il
était à craindre que les «grands sultans» qui gouvernent les
districts kirghis n'eussent accepté volontairement ou subi
involontairement la domination des Tartares, musulmans comme eux,
et qu'à la haine provoquée par l'asservissement ne se fût jointe la
haine due à l'antagonisme des religions grecque et musulmane.
Depuis longtemps, en effet, les Tartares du Turkestan, et
principalement ceux des khanats de Boukhara, de Khokhand, de
Koundouze, cherchaient, aussi bien par la force que par la
persuasion, à soustraire les hordes kirghises à la domination
moscovite.
Quelques mots seulement sur ces Tartares.
Les Tartares appartiennent plus spécialement à deux races
distinctes, la race caucasique et la race mongole.
La race caucasique, celle, a dit Abel de Rémusat, «qui est
regardée en Europe comme le type de la beauté de notre espèce,
parce que tous les peuples de cette partie du monde en sont issus,»
réunit sous une même dénomination les Turcs et les indigènes de
souche persane.
La race purement mongolique comprend les Mongols, les Mandchous
et les Thibétains.
Les Tartares, qui menaçaient alors l'empire russe, étaient de
race caucasique et occupaient plus particulièrement le Turkestan.
Ce vaste pays est divisé en différents États, qui sont gouvernés
par des khans, d'où la dénomination de khanats. Les principaux
khanats sont ceux de Boukhara, de Khiva, de Khokband, de Koundouze,
etc.
A cette époque, le khanat le plus important et le plus
redoutable était celui de Boukhara. La Russie avait déjà eu à
lutter plusieurs fois avec ses chefs, qui, dans un intérêt
personnel et pour leur imposer un autre joug, avaient soutenu
l'indépendance des Kirghis contre la domination moscovite. Le chef
actuel, Féofar-Khan, marchait sur les traces de ses
prédécesseurs.
Ce Khanat de Boukhara s'étend du nord au sud, entre les
trente-septième et quarante et unième parallèles, et de l'est à
l'ouest, entre les soixante et unième et soixante-sixième degrés de
longitude, c'est-à-dire sur une surface d'environ dix mille lieues
carrées.
On compte dans cet État une population de deux millions cinq
cent mille habitants, une armée de soixante mille hommes, portée au
triple en temps de guerre, et trente mille cavaliers. C'est un pays
riche, varié dans ses productions animales, végétales, minérales,
et qui a été agrandi par l'accession des territoires de Balkh,
d'Aukoï et de Meïmaneh. Il possède dix-neuf villes considérables.
Boukhara, ceinte d'une muraille mesurant plus de huit milles
anglais et flanquée de tours, cité glorieuse qui fut illustrée par
les Avicenne et autres savants du Xè siècle, est regardée comme le
centre de la science musulmane et rangée parmi les plus célèbres de
l'Asie centrale; Samarcande, qui possède le tombeau de Tamerlan et
palais célèbre où l'on garde cette pierre bleue sur laquelle chaque
nouveau khan doit venir s'asseoir à son avènement, est défendue par
une citadelle extrêmement forte; Karschi, avec sa triple enceinte,
située dans une oasis qu'entoure un marais peuplé de tortues et de
lézards, est presque imprenable; Tschardjoui est défendue par une
population de près de vingt mille âmes; enfin, Katia-Kourgan,
Nourata, Djizah, Païkande, Karakoul, Khouzar, etc., forment un
ensemble de villes difficiles à réduire. Ce khanat de Boukhara,
protégé par ses montagnes, isolé par ses steppes, est donc un État
véritablement redoutable, et la Russie serait forcée de lui opposer
des forces importantes.
Or, c'était l'ambitieux et farouche Féofar qui gouvernait alors
ce coin de la Tartarie. Appuyé sur les autres khans,—principalement
ceux de Khokhand et de Koundouze, guerriers cruels et pillards,
tout disposés à se jeter dans des entreprises chères à l'instinct
tartare,—aidé des chefs qui commandaient à toutes les hordes de
l'Asie centrale, il s'était mis à la tête de cette invasion, dont
Ivan Ogareff était l'âme. Ce traître, poussé par une ambition
insensée autant que par la haine, avait régularisé le mouvement de
manière à couper la grande route sibérienne. Fou, en vérité, s'il
croyait pouvoir entamer l'empire moscovite! Sous son inspiration,
l'émir—c'est le titre que prennent les khans de Boukhara—avait
lancé ses hordes au delà de la frontière russe. Il avait envahi le
gouvernement de Sémipalatinsk, et les Cosaques, qui se trouvaient
en trop petit nombre sur ce point, avaient dû reculer devant lui.
Il s'était avancé plus loin que le lac Balkhach, entraînant les
populations kirghises sur son passage. Pillant, ravageant, enrôlant
ceux qui se soumettaient, capturant ceux qui résistaient, il se
transportait d'une ville à l'autre, suivi de ces impedimenta de
souverain oriental, qu'on pourrait appeler sa maison civile, ses
femmes et ses esclaves,—le tout avec l'audace impudente d'un
Gengis-Khan moderne.
Où était-il en ce moment? Jusqu'où ses soldats étaient-ils
parvenus à l'heure où la nouvelle de l'invasion arrivait à Moscou?
À quel point de la Sibérie les troupes russes avaient-elles dû
reculer? on ne pouvait le savoir. Les communications étaient
interrompues. Le fil, entre Kolyvan et Tomsk, avait-il été brisé
par quelques éclaireurs de l'armée tartare, ou l'émir était-il
arrivé jusqu'aux provinces de l'Yeniseisk? Toute la basse Sibérie
occidentale était-elle en feu? Le soulèvement s'étendait-il déjà
jusqu'aux régions de l'est? on ne pouvait le dire. Le seul agent
qui ne craint ni le froid ni le chaud, celui que ni les rigueurs de
l'hiver ni les chaleurs de l'été ne peuvent arrêter, qui vole avec
la rapidité de la foudre, le courant électrique, ne pouvait plus se
propager à travers la steppe, et il n'était plus possible de
prévenir le grand-duc, enfermé dans Irkoutsk, du danger dont le
menaçait la trahison d'Ivan Ogareff.
Un courrier seul pouvait remplacer le courant interrompu. Il
faudrait, à cet homme, un certain temps pour franchir les cinq
mille deux cents verstes (5,323 kilomètres) qui séparent Moscou
d'Irkoutsk. Il devrait, pour traverser les rangs des rebelles et
des envahisseurs, déployer à la fois un courage et une intelligence
pour ainsi dire surhumains. Mais, avec de la tête et du coeur, on
va loin!
«Trouverai-je cette tête et ce coeur?» se demandait le czar.
Chapitre 3
Michel Strogoff
La porte du cabinet impérial s'ouvrit bientôt, et l'huissier
annonça le général Kissoff.
«Ce courrier? demanda vivement le czar.
—Il est là, sire, répondit le général Kissoff.
—Tu as trouvé l'homme qu'il fallait?
—J'ose en répondre à Votre Majesté.
—Il était de service au palais?
—Oui, sire.
—Tu le connais?
—Personnellement, et plusieurs fois il a rempli avec succès des
missions difficiles.
—A l'étranger?
—En Sibérie même.
—D'où est-il?
—D'Omsk. C'est un Sibérien.
—Il a du sang-froid, de l'intelligence, du courage?
—Oui, sire, il a tout ce qu'il faut pour réussir là où d'autres
échoueraient peut-être.
—Son âge?
—Trente ans.
—C'est un homme vigoureux?
—Sire, il peut supporter jusqu'aux dernières limites le froid,
la faim, la soif, la fatigue.
—Il a un corps de fer?
—Oui, sire.
—Et un coeur?…
—Un coeur d'or.
—Il se nomme?…
—Michel Strogoff.
—Est-il prêt à partir?
—Il attend dans la salle des gardes les ordres de Votre
Majesté.
—Qu'il vienne,» dit le czar.
Quelques instants plus tard, le courrier Michel Strogoff entrait
dans le cabinet impérial.
Michel Strogoff était haut de taille, vigoureux, épaules larges,
poitrine vaste. Sa tête puissante présentait les beaux caractères
de la race caucasique.
Ses membres, bien attachés, étaient autant de leviers, disposés
mécaniquement pour le meilleur accomplissement des ouvrages de
force. Ce beau et solide garçon, bien campé, bien planté, n'eût pas
été facile à déplacer malgré lui, car, lorsqu'il avait posé ses
deux pieds sur le sol, il semblait qu'ils s'y fussent enracinés.
Sur sa tête, carrée du haut, large de front, se crépelait une
chevelure abondante, qui s'échappait en boucles, quand il la
coiffait de la casquette moscovite.
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