Lorsque sa face, ordinairement
pâle, venait à se modifier, c'était uniquement sous un battement
plus rapide du coeur, sous l'influence d'une circulation plus vive
qui lui envoyait la rougeur artérielle. Ses yeux étaient d'un bleu
foncé, avec un regard droit, franc, inaltérable, et ils brillaient
sous une arcade dont les muscles sourciliers, contractés
faiblement, témoignaient d'un courage élevé, «ce courage sans
colère des héros», suivant l'expression des physiologistes. Son nez
puissant, large de narines, dominait une bouche symétrique avec les
lèvres un peu saillantes de l'être généreux et bon.
Michel Strogoff avait le tempérament de l'homme décidé, qui
prend rapidement son parti, qui ne se ronge pas les ongles dans
l'incertitude, qui ne se gratte pas l'oreille dans le doute, qui ne
piétine pas dans l'indécision. Sobre de gestes comme de paroles, il
savait rester immobile comme un soldat devant son supérieur; mais,
lorsqu'il marchait, son allure dénotait une grande aisance, une
remarquable netteté de mouvements,—ce qui prouvait à la fois la
confiance et la volonté vivace de son esprit. C'était un de ces
hommes dont la main semble toujours «pleine des cheveux de
l'occasion», figure un peu forcée, mais qui les peint d'un
trait.
Michel Strogoff était vêtu d'un élégant uniforme militaire, qui
se rapprochait de celui des officiers de chasseurs a cheval en
campagne, bottes, éperons, pantalon demi-collant, pelisse bordée de
fourrure et agrémentée de soutaches jaunes sur fond brun. Sur sa
large poitrine brillaient une croix et plusieurs médailles.
Michel Strogoff appartenait au corps spécial des courriers du
czar, et il avait rang d'officier parmi ces hommes d'élite. Ce qui
se sentait particulièrement dans sa démarche, dans sa physionomie,
dans toute sa personne, et ce que le czar reconnut sans peine,
c'est qu'il était «un exécuteur d'ordres». Il possédait donc l'une
des qualités les plus recommandables en Russie, suivant
l'observation du célèbre romancier Tourguèneff, qualité qui conduit
aux plus hautes positions de l'empire moscovite.
En vérité, si un homme pouvait mener à bien ce voyage de Moscou
à Irkoutsk, à travers une contrée envahie, surmonter les obstacles
et braver les périls de toutes sortes, c'était, entre tous, Michel
Strogoff,
Circonstance très-favorable à la réussite de ses projets, Michel
Strogoff connaissait admirablement le pays qu'il allait traverser,
et il en comprenait les divers idiomes, non-seulement pour l'avoir
déjà parcouru, mais parce qu'il était d'origine sibérienne.
Son père, le vieux Pierre Strogoff, mort depuis dix ans,
habitait la ville d'Omsk, située dans le gouvernement de ce nom, et
sa mère, Marfa Strogoff, y demeurait encore. C'était là, au milieu
des steppes sauvages des provinces d'Omsk et de Tobolsk, que le
redoutable chasseur sibérien avait élevé son fils Michel «à la
dure», suivant l'expression populaire. De sa véritable profession,
Pierre Strogoff était chasseur. Été comme hiver, aussi bien par les
chaleurs torrides que par des froids qui dépassent quelquefois
cinquante degrés au-dessous de zéro, il courait la plaine durcie,
les halliers de mélèzes et de bouleaux, les forêts de sapins,
tendant ses trappes, guettant le petit gibier au fusil et le gros
gibier à la fourche ou au couteau. Le gros gibier n'était rien de
moins que l'ours sibérien, redoutable et féroce animal dont la
taille égale celle de ses congénères des mers glaciales. Pierre
Strogoff avait tué plus de trente-neuf ours, c'est-à-dire que le
quarantième était tombé sous ses coups,—et l'on sait, à en croire
les légendes cynégétiques de la Russie, combien de chasseurs ont
été heureux jusqu'au trente-neuvième ours, qui ont succombé devant
le quarantième!
Pierre Strogoff avait donc dépassé sans avoir reçu même une
égratignure le nombre fatal. Depuis ce moment, son fils Michel, âgé
de onze ans, ne manqua plus de l'accompagner dans ses chasses,
portant la «ragatina», c'est-à-dire la fourche, pour venir en aide
à son père, armé seulement du couteau. A quatorze ans, Michel
Strogoff avait tué son premier ours, tout seul,—ce qui n'était
rien;—mais, après l'avoir dépouillé, il avait traîné la peau du
gigantesque animal jusqu'à la maison paternelle, distante de
plusieurs verstes,—ce qui indiquait chez l'enfant une vigueur peu
commune.
Cette vie lui profita, et, arrivé à l'âge de l'homme fait, il
était capable de tout supporter, le froid, le chaud, la faim, la
soif, la fatigue. C'était, comme le Yakoute des contrées
septentrionales, un homme de fer. Il savait rester vingt-quatre
heures sans manger, dix nuits sans dormir, et se faire un abri en
pleine steppe, là où d'autres se fussent morfondus à l'air. Doué de
sens d'une finesse extrême, guidé par un instinct de Delaware au
milieu de la plaine blanche, quand le brouillard interceptait tout
horizon, lors même qu'il se trouvait dans le pays des hautes
latitudes, où la nuit polaires se prolonge pendant de longs jours,
il retrouvait son chemin, là où d'autres n'eussent pu diriger leurs
pas. Tous les secrets de son père lui étaient connus. Il avait
appris à se guider sur des symptômes presque imperceptibles,
projection des aiguilles de glaces, disposition des menues branches
d'arbre, émanations apportées des dernières limites de l'horizon,
foulée d'herbes dans la forêt, sons vagues qui traversaient l'air,
détonations lointaines, passage d'oiseaux dans l'atmosphère
embrumée, mille détails qui sont mille jalons pour qui sait les
reconnaître. De plus, trempé dans les neiges, comme un damas dans
les eaux de Syrie, il avait une santé de fer, ainsi que l'avait dit
le général Kissoff, et, ce qui était non moins vrai, un coeur
d'or.
L'unique passion de Michel Strogoff était pour sa mère, la
vieille Marfa, qui n'avait jamais voulu quitter l'ancienne maison
des Strogoff, à Omsk, sur les bords de l'Irtyche, là où le vieux
chasseur et elle vécurent si longtemps ensemble. Lorsque son fils
la quitta, ce fut le coeur gros, mais en lui promettant de revenir
toutes les fois qu'il le pourrait,—promesse qui fut toujours
religieusement tenue.
Il avait été décidé que Michel Strogoff, à vingt ans, entrerait
au service personnel de l'empereur de Russie, dans le corps des
courriers du czar. Le jeune Sibérien, hardi, intelligent, zélé de
bonne conduite, eut d'abord l'occasion de se distinguer
spécialement dans un voyage au Caucase, au milieu d'un pays
difficile, soulevé par quelques remuants successeurs de Shamyl,
puis, plus tard, pendant une importante mission qui l'entraîna
jusqu'à Petropolowski, dans le Kamtschatka, à l'extrême limite de
la Russie asiatique. Durant ces longues tournées, il déploya des
qualités merveilleuses de sang-froid, de prudence, de courage, qui
lui valurent l'approbation et la protection de ses chefs, et il fit
rapidement son chemin.
Quant aux congés qui lui revenaient de droit, après ces
lointaines missions, jamais il ne négligea de les consacrer à sa
vieille mère,—fût-il séparé d'elle par des milliers de verstes et
l'hiver rendit-il les routes impraticables. Cependant, et pour la
première fois, Michel Strogoff, qui venait d'être très-employé dans
le sud de l'empire, n'avait pas revu la vieille Marfa depuis trois
ans, trois siècles! Or, son congé réglementaire allait lui être
accordé dans quelques jours, et il avait déjà fait ses préparatifs
de départ pour Omsk, quand se produisirent les circonstances que
l'on sait. Michel Strogoff fut donc introduit en présence du czar,
dans la plus complète ignorance de ce que l'empereur attendait de
lui.
Le czar, sans lui adresser la parole, le regarda pendant
quelques instants et l'observa d'un oeil pénétrant, tandis que
Michel Strogoff demeurait absolument immobile.
Puis, le czar, satisfait de cet examen, sans doute, retourna
près de son bureau, et, faisant signe au grand maître de police de
s'y asseoir, il lui dicta à voix basse une lettre qui ne contenait
que quelques lignes.
La lettre libellée, le czar la relut avec une extrême attention,
puis il la signa, après avoir fait précéder son nom de ces mots:
«Byt po sémou,» qui signifient: «Ainsi soit-il,» et constituent la
formule sacramentelle des empereurs de Russie.
La lettre fut alors introduite dans une enveloppe, que ferma le
cachet aux armes impériales.
Le czar, se relevant alors, dit à Michel Strogoff de
s'approcher.
Michel Strogoff fit quelques pas en avant et demeura de nouveau
immobile, prêt à répondre.
Le czar le regarda encore une fois bien en face, les yeux dans
les yeux. Puis, d'une voix brève:
«Ton nom? demanda-t-il.
—Michel Strogoff, sire.
—Ton grade?
—Capitaine au corps des courriers du czar.
—Tu connais la Sibérie?
—Je suis Sibérien.
—Tu es né?…
—A Omsk.
—As-tu des parents à Omsk?
—Oui, sire.
—Quels parents?
—Ma vieille mère.
Le czar suspendit un instant la série de ses questions. Puis,
montrant la lettre qu'il tenait à la main:
«Voici une lettre, dit-il, que je te charge, toi, Michel
Strogoff, de remettre en mains propres au grand-duc et à nul autre
que lui.
—Je la remettrai, sire.
—Le grand-duc est à Irkoutsk.
—J'irai à Irkoutsk.
—Mais il faudra traverser un pays soulevé par des rebelles,
envahi par des Tartares, qui auront intérêt à intercepter cette
lettre.
—Je le traverserai.
—Tu te méfieras surtout d'un traître, Ivan Ogareff, qui se
rencontrera peut-être sur ta route.
—Je m'en méfierai.
—Passeras-tu par Omsk?
—C'est mon chemin, sire.
—Si tu vois ta mère, tu risques d'être reconnu. Il ne faut pas
que tu voies ta mère!»
Michel Strogoff eut une seconde d'hésitation.
«Je ne la verrai pas, dit-il.
—Jure-moi que rien ne pourra te faire avouer ni qui tu es ni où
tu vas!
—Je le jure.
—Michel Strogoff, reprit alors le czar, en remettant le pli au
jeune courrier, prends donc cette lettre, de laquelle dépend le
salut de toute la Sibérie et peut-être la vie du grand-duc mon
frère.
—Cette lettre sera remise à Son Altesse le grand-duc.
—Ainsi tu passeras quand même?
Je passerai, ou l'on me tuera.
—J'ai besoin que tu vives!
—Je vivrai et je passerai,» répondit Michel Strogoff. Le czar
parut satisfait de l'assurance simple et calme avec laquelle Michel
Strogoff lui avait répondu.
«Va donc, Michel Strogoff, dit-il, va pour Dieu, pour la Russie,
pour mon frère et pour moi!»
Michel Strogoff salua militairement, quitta aussitôt le cabinet
impérial, et, quelques instants après, le Palais-Neuf.
«Je crois que tu as eu la main heureuse, général, dit le
czar.
—Je le crois, sire, répondit le général Kissoff, et Votre
Majesté peut être assurée que Michel Strogoff fera tout ce que peut
faire un homme.
—C'est un homme, en effet,» dit le czar.
Chapitre 4
De Moscou a Nijni-Novgorod
La distance que Michel Strogoff allait franchir entre Moscou et
Irkoutsk était de cinq mille deux cents verstes (3,523 kilomètres).
Lorsque le fil télégraphique n'était pas encore tendu entre les
monts Ourals et la frontière orientale de la Sibérie, le service
des dépêches se faisait par des courriers dont les plus rapides
employaient dix-huit jours à se rendre de Moscou à Irkoutsk.
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