Helena s’est levée. Tous les convives aussi, d’un même mouvement.
Mais c’est avec moi qu’elle veut danser ! Moi qui n’ai jamais esquissé un pas de tango, moi qui ignore le shimmy !... et le charleston !... « Excusez-moi, fis-je, j’ai fait une chute de cheval récemment et la danse m’est momentanément interdite ! »
Elle ne paraît pas contente, Lady Helena !
« What a pity ! », fait-elle et elle se laisse prendre la taille par le jeune duc de Wister, auquel elle réserve désormais tous ses sourires. Je n’existe plus ! Je ne sentirai plus la pointe de son soulier... Ce Lawrence devait être un parfait danseur ! Et il avait raison ! Je commence à comprendre que si l’on veut réussir dans la vie, aujourd’hui, réussir à tout, il faut d’abord savoir danser (je suis mûr, je fais pleuvoir des vérités premières). Un ingénieur, un médecin, un homme d’affaires et même un basochien qui ne sait pas danser, est condamné d’avance à la plus obscure médiocrité (phrases de primaire). Primaire et désarmé ! C’est la faute des programmes ! Buvons ! Il n’est jamais trop tard pour s’instruire ! En attendant, je vais essayer d’être spirituel. Avec quelques histoires marseillaises, accommodées au goût anglais, je parviens à faire rire l’honorable société, qui n’a rien compris. Seule, Helena ne rit pas. Je suis furieux.
Du reste, on ne m’écoute plus. Il n’y a plus de conversation possible avec les danses. Il n’y a même plus de dîner. Et, comme les numéros vont commencer, Helena prend le bras de Mina (le petit nom d’amitié qu’Helena donne à l’ex-danseuse annamite) et l’entraîne : « Allons jouer ! » Nous suivons tous, moi maussade.
D’abord, je ne tiens pas à perdre mon argent. Trop précieux, mes huit mille ! Depuis que cette femme s’est détournée de moi, me voilà retombé à une mentalité de rond-de-cuir. Qu’en feras-tu de tes huit mille francs, idiot ? Tu veux acheter un chalet démontable pour tes vieux jours ? Un sursaut, heureusement, et c’est le salut ! Je jette tout ce que j’ai, d’un coup, sur le tapis. La chance qui me retrouve digne d’elle me double ma mise ! Et me voilà reparti, le cerveau embrasé par des idées de viol... La fortune, Helena, je veux tout avoir !
Que s’est-il passé ? Comment s’est accompli ce miracle ? Quelle voix secrète me guide ? Qui me pousse d’une table à l’autre, les mains pleines de billets, de jetons ? C’est moi qui ai dit : banco ?... C’est moi qui prends cette main ? Je gagne, je reprends, je regagne ! Mes poches sont pleines. Et me voici sur le seuil du « Privé ». En ai-je assez entendu parler de cette salle ! Et des fortunes qui s’y perdent, s’y refont en quelques minutes. Une hésitation avant de pénétrer dans le sanctuaire où les femmes ne sont pas admises. Or, maintenant, je voudrais revoir Helena. Je me retourne, mais je ne l’aperçois pas dans cette cohue. Dommage ! je sens que je suis dans une minute où rien ne me résiste. L’habit d’un millionnaire me donne toutes les chances et toutes les audaces...
Heures brûlantes ! Le vent de folie de la grande semaine commence à souffler ce soir et soulève dans son tourbillon les grands papiers bleus et les lourdes plaques. Les femmes, dans les toilettes qui les dénudent, n’ont plus un sourire pour les hommes. Un restant de coquetterie, pas même... un geste impulsif – l’habitude – pour se poudrer devant la petite glace, se passer le bâton de rouge sur les lèvres entre deux bancos... À la grande table du chemin de fer, les plaques de dix mille, empilées devant les joueurs, disparaissent ici, reparaissent là, comptées et recomptées par les femmes – fortune éphémère – tandis que ces messieurs, fumant des cigares énormes, affectent de jouer pour le seul plaisir de remplir les cagnottes.
La voix du croupier qui répète : « Deux mille louis au banco ! »
« Banco ! » C’est la voix d’Helena.
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