J’ai un peu chaud. Je me dirige vers le bar. Là, joyeuse réunion autour d’Harry qui m’accueille avec des transports et passe un petit insigne bleu à ma boutonnière.
Aussitôt, des acclamations, des hurrahs que les valets de pied, accourus, font taire... (ne troublons pas les joueurs), et les verres se lèvent. On me fait boire je ne sais plus quel mélange multicolore. Je dois avoir une figure très sympathique à ces messieurs. Il y en a un qui m’embrasse comme un frère, en me déclarant que je suis la plus aimable Bar-fly, mouche de bar, qu’il ait rencontrée de sa vie et que je ferai honneur à la corporation !... Il paraît que je fais partie maintenant des Blue-Bottle-Flies ! Enfin de l’I.B.F., l’International Bar-Flies qui étend son empire dans tous les lieux in the world... et les cocktails commencent, depuis le kiss-me-quick (baise-moi vite) jusqu’au love’s dream (rêve d’amour) cependant qu’Harry m’apprend le catéchisme de ma nouvelle religion et m’instruit des devoirs qui m’incombent.
Sachez donc que l’I.B.F. est une organisation secrète et fraternelle, consacrée à la grandeur et à la décadence des buveurs sérieux ; que tout membre arrivant à une trap à cinq heures du matin et capable de jouer à l’Ukélélé sans répétition est éligible à vie, que tout membre frappant du menton la « barre » du comptoir, en cas de chute, est suspendu pour dix jours ; que les tapes sur le dos après six verres doivent être tempérées d’un peu de douceur. Se souvenir aussi, au cours des démonstrations, que certains membres ont de fausses dents. Ceux qui commencent à larmoyer au sujet de « la meilleure petite femme du monde qui est restée à les attendre chez eux » devront payer une tournée.
Assurément, cette petite instruction ne se serait point terminée là, mais elle fut interrompue par Lady Helena qui me toucha l’épaule et que je suivis malgré les protestations les plus véhémentes. Elle était souriante, mais ses mains vides, dont les doigts s’agitaient d’une façon assez significative, me renseignaient sur le sort de mes cent mille francs. « Je vais me débarrasser de Fathi, me dit-elle. Vous me rejoindrez sur la terrasse. »
À la caisse, je vidai mes poches, j’étais encore plus riche que je ne l’espérais. Tout compte fait, je rangeai soixante-dix mille francs dans mon portefeuille. Les billets, le champagne, les cocktails et mes cent mille francs si galamment abandonnés aux doigts d’une aimable lady (au fond, je ne doute pas qu’elle me les rende) m’ont mis dans des dispositions assez combatives. Je m’imagine que je vais diriger l’aventure.
Pauvre Lawrence ! Je ne l’ai pas plus tôt sentie à mon bras, la belle noble dame, et si proche de mon flanc, je n’ai pas plus tôt senti le mouvement de sa jambe contre la mienne que je m’avoue vaincu sans réserve. Plus une idée. Plus une réflexion. Pas même le « me les rendra-t-elle ? » qui a commencé à me hanter ! La nuit est noire, comme sa robe, et je ne vois que son soulier d’argent à côté du mien. Tout ce qui m’entoure n’existe plus, les pelouses, la plage, la mer, vers laquelle nous descendons, dans cette solitude obscure, l’odeur du vent d’ouest, il n’y a plus rien qu’elle et son parfum. Elle m’emmène où elle veut. Il n’y a même plus d’étoiles au ciel, plus qu’elle et moi sur la terre et sur ces planches, derrière la nuit plus opaque des cabines.
Nous ne nous sommes pas dit un mot. Et, tout à coup, je lui prends la tête dans mes deux mains et je lui colle ma bouche sur les lèvres... Elle se dégage et s’enfuit, toujours en silence.
Je cours derrière elle, mais je l’ai perdue. On ne voit pas à dix pas. Je la cherche à tâtons, dans les ténèbres. Elle est partie, vers la mer, que j’entends. Je l’appelle : « Helena ! Helena ! » Rien ne me répond...
Je cours comme un fou, je rencontre la lame doucement expirante et qui me mouille les chevilles.
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