Resté à bord du navire désemparé avec une demi-douzaine de matelots, blessés pour la plupart, il prit le commandement du Washington qui ne gouvernait plus, parvint à s’en rendre maître, à lui réinstaller des mâts de fortune, et à le ramener au port de San-Diégo. Cette coque à peine manœuvrable, qui renfermait une cargaison valant plus de cinq cent mille dollars, appartenait précisément à la maison Andrew.
Quel accueil reçut le jeune marin, lorsque le navire eut mouillé au port de San-Diégo ! Puisque les événements de mer l’avaient fait capitaine, il n’y eut qu’une voix parmi toute la population pour lui confirmer ce grade.
La maison Andrew lui offrit le commandement du Franklin, qu’elle venait de faire construire. Le lieutenant accepta, car il se sentait capable de commander, et n’eut qu’à choisir pour recruter son équipage, tant on avait confiance en lui. Voilà dans quelles conditions le Franklin allait faire son premier voyage sous les ordres de John Branican.
Ce départ était un événement pour la ville. La maison Andrew était réputée à juste titre l’une des plus honorables de San-Diégo. Notoirement qualifiée quant à la sûreté de ses relations et la solidité de son crédit, c’était M. William Andrew qui la dirigeait d’une main habile. On faisait plus que l’estimer, ce digne armateur, on l’aimait. Sa conduite envers John Branican fut applaudie unanimement.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si, pendant cette matinée du 15 mars, un nombreux concours de spectateurs – autant dire la foule des amis connus ou inconnus du jeune capitaine – se pressait sur les quais du Pacific-Coast-Steamship, afin de le saluer d’un dernier hurra à son passage.
L’équipage du Franklin se composait de douze hommes, y compris le maître, tous bons marins attachés au port de San-Diégo, ayant fait leurs preuves, heureux de servir sous les ordres de John Branican. Le second du navire était un excellent officier, nommé Harry Felton. Bien qu’il fût de cinq à six ans plus âgé que son capitaine, il ne se froissait pas d’avoir à servir sous lui, ni ne jalousait une situation qui en faisait son supérieur. Dans sa pensée, John Branican méritait cette situation. Tous deux avaient déjà navigué ensemble et s’appréciaient mutuellement. D’ailleurs, ce que faisait M. William Andrew était bien fait. Harry Felton et ses hommes lui étaient dévoués corps et âme. La plupart avaient déjà embarqué sur quelques-uns de ses navires. C’était comme une famille d’officiers et de matelots – famille nombreuse, affectionnée à ses chefs, qui constituait son personnel maritime et ne cessait de s’accroître avec la prospérité de la maison.
Dès lors c’était sans nulle appréhension, on peut même dire avec ardeur, que l’équipage du Franklin allait commencer cette campagne nouvelle. Pères, mères, parents étaient là pour lui dire adieu, mais comme on le dit aux gens qu’on ne doit pas tarder à revoir : « Bonjour et à bientôt, n’est-ce pas ? » Il s’agissait, en effet, d’un voyage de six mois, une simple traversée, pendant la belle saison, entre la Californie et l’Inde, un aller et retour de San-Diégo à Calcutta, et non d’une de ces expéditions de commerce ou de découvertes, qui entraînent un navire pour de longues années sur les mers les plus dangereuses des deux hémisphères. Ces marins en avaient vu bien d’autres, et leurs familles avaient assisté à de plus inquiétants départs.
Cependant les préparatifs de l’appareillage touchaient à leur fin. Le Franklin, mouillé sur une ancre au milieu du port, s’était déjà dégagé des autres bâtiments, dont le nombre atteste l’importance de la navigation à San-Diégo. De la place qu’il occupait, le trois-mâts n’aurait pas besoin de s’aider d’un « tug », d’un remorqueur, pour sortir des passes. Dès que son ancre serait à pic, il lui suffirait d’éventer ses voiles, et une jolie brise le pousserait rapidement hors de la baie, sans qu’il eût à changer ses amures. Le capitaine John Branican n’eût pu souhaiter un temps plus propice, un vent plus maniable, à la surface de cette mer, qui étincelait au large des îles Coronado, sous les rayons du soleil.
En ce moment – dix heures du matin – tout l’équipage se trouvait à bord. Aucun des matelots ne devait revenir à terre, et l’on peut dire que le voyage était commencé pour eux. Quelques canots du port, accostés à l’échelle de tribord, attendaient les personnes qui avaient voulu embrasser une dernière fois leurs parents et amis. Ces embarcations les ramèneraient à quai, dès que le Franklin hisserait ses focs. Bien que les marées soient faibles dans le bassin du Pacifique, mieux valait partir avec le jusant, qui ne tarderait pas à s’établir.
Parmi les visiteurs, il convient de citer plus particulièrement le chef de la maison de commerce, M. William Andrew, et Mrs. Branican, suivie de la nourrice qui portait le petit Wat. Ils étaient accompagnés de M. Len Burker et de sa femme, Jane Burker, cousine germaine de Dolly. Le second, Harry Felton, n’ayant pas de famille, n’avait à recevoir les adieux de personne. Les bons souhaits de M. William Andrew ne lui feraient point défaut, et il n’en demandait pas davantage, si ce n’est que la femme du capitaine John voulût bien y joindre les siens – ce dont il était assuré d’avance.
Harry Felton se tenait alors sur le gaillard d’avant, où une demi-douzaine d’hommes commençaient à virer l’ancre au cabestan.
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