On entendait les linguets qui battaient avec un bruit métallique. Déjà le Franklin se halait peu à peu, et sa chaîne grinçait à travers les écubiers. Le guidon, aux initiales de la maison Andrew, flottait à la pomme du grand mât, tandis que le pavillon américain, tendu par la brise à la corne de brigantine, développait son étamine rayée et le semis des étoiles fédérales. Les voiles déferlées étaient prêtes à être hissées, dès que le bâtiment aurait pris un peu d’erre sous la poussée de ses trinquettes et de ses focs.

Sur le devant du rouffle, sans rien perdre des détails de l’appareillage, John Branican recevait les dernières recommandations de M. William Andrew, relatives au connaissement, autrement dit la déclaration qui contenait l’état des marchandises constituant la cargaison du Franklin. Puis, l’armateur le remit au jeune capitaine, en ajoutant :

« Si les circonstances vous obligent à modifier votre itinéraire, John, agissez pour le mieux de nos intérêts, et envoyez des nouvelles du premier point où vous atterrirez. Peut-être le Franklin fera-t-il relâche dans l’une des Philippines, car votre intention, sans doute, n’est point de passer par le détroit de Torrès ?

– Non, monsieur Andrew, répondit le capitaine John, et je ne compte point aventurer le Franklin dans ces dangereuses mers du nord de l’Australie. Mon itinéraire doit être les Hawaï, les Mariannes, Mindanao des Philippines, les Célèbes, le détroit de Mahkassar, afin de gagner Singapore par la mer de Java. Pour se rendre de ce point à Calcutta, la route est tout indiquée. Je ne crois donc pas que cet itinéraire puisse être modifié par les vents que je trouverai dans l’ouest du Pacifique. Si pourtant vous aviez à me télégraphier quelque ordre important, veuillez l’envoyer, soit à Mindanao, où je relâcherai peut-être, soit à Singapore, où je relâcherai certainement.

– C’est entendu, John. De votre côté, avisez-moi le plus tôt possible du cours des marchandises à Calcutta. Il est possible que ces cours m’obligent à changer mes intentions touchant le chargement du Franklin au retour.

– Je n’y manquerai pas, monsieur Andrew », répondit John Branican.

En ce moment, Harry Felton s’approchant dit :

« Nous sommes à pic, capitaine.

– Et le jusant ?…

– Il commence à se faire sentir…

– Tenez bon. »

Puis, s’adressant à William Andrew, le capitaine John, plein de reconnaissance, répéta :

« Encore une fois, monsieur Andrew, je vous remercie de m’avoir donné le commandement du Franklin. J’espère que je saurai justifier votre confiance…

– Je n’en doute aucunement, John, répondit William Andrew, et je ne pouvais remettre en de meilleures mains les affaires de ma maison ! »

L’armateur serra fortement la main du jeune capitaine et se dirigea vers l’arrière du rouffle.

Mrs. Branican, suivie de la nourrice et du bébé, venait de rejoindre son mari avec M. et Mrs. Burker. L’instant de la séparation était imminent. Le capitaine John Branican n’avait plus qu’à recevoir les adieux de sa femme et de sa famille.

On le sait, Dolly n’en était encore qu’à la deuxième année de son mariage, et son petit enfant avait à peine neuf mois. Bien que cette séparation lui causât un profond chagrin, elle n’en voulait rien laisser voir, et contenait les battements de son cœur. Sa cousine Jane, nature faible, sans énergie, ne pouvait, elle, cacher son émotion. Elle aimait beaucoup Dolly, près de qui elle avait souvent trouvé quelque adoucissement au chagrin que lui causait le caractère impérieux et violent de son mari. Mais, si Dolly dissimulait ses inquiétudes, Jane n’ignorait pas qu’elle les éprouvait dans toute leur réalité. Sans doute, le capitaine John devait être de retour à six mois de là ; mais, enfin, c’était une séparation – la première depuis leur mariage – et, si elle était assez forte pour retenir ses larmes, on peut dire que Jane pleurait pour elle. Quant à Len Burker, lui, cet homme dont jamais une émotion tendre n’avait adouci le regard, les yeux secs, les mains dans les poches, distrait de cette scène par on ne sait quelles pensées, il allait et venait. Évidemment, il n’était point en communauté d’idées avec les visiteurs que des sentiments d’affection avaient amenés sur ce navire en partance.

Le capitaine John prit les deux mains de sa femme, l’attira près de lui et d’une voix attendrie :

« Chère Dolly, dit-il, je vais partir… Mon absence ne sera pas longue… Dans quelques mois, tu me reverras… Je te retrouverai, ma Dolly… Sois sans crainte !… Sur mon navire, avec mon équipage, qu’aurions-nous à redouter des dangers de la mer ?… Sois forte comme doit l’être la femme d’un marin… Quand je reviendrai, notre petit Wat aura quinze mois… Ce sera déjà un grand garçon… Il parlera, et le premier mot que j’entendrai à mon retour…

– Ce sera ton nom, John !… répondit Dolly. Ton nom sera le premier mot que je lui apprendrai !… Nous causerons de toi tous les deux et toujours !… Mon John, écris-moi à chaque occasion !… Avec quelle impatience j’attendrai tes lettres !…

– Et dis-moi tout ce que tu auras fait, tout ce que tu comptes faire… Que je sente mon souvenir mêlé à toutes tes pensées…

– Oui, chère Dolly, je t’écrirai… Je te tiendrai au courant du voyage… Mes lettres, ce sera comme le journal du bord avec mes tendresses en plus !

– Ah ! John, je suis jalouse de cette mer qui t’emporte si loin !… Combien j’envie ceux qui s’aiment et que rien ne sépare dans la vie !… Mais non… J’ai tort de songer à cela…

– Chère femme, je t’en prie, dis-toi que c’est pour notre enfant que je pars… pour toi aussi… pour vous assurer à tous les deux l’aisance et le bonheur !… Si nos espérances de fortune viennent à se réaliser un jour, nous ne nous quitterons plus ! »

En ce moment, Len Burker et Jane s’approchèrent. Le capitaine John se retourna vers eux :

« Mon cher Len, dit-il, je vous laisse ma femme, je vous laisse mon fils !… Je vous les confie comme aux seuls parents qui leur restent à San-Diégo !

– Comptez sur nous, John, répondit Len Burker, en essayant d’adoucir la rudesse de sa voix. Jane et moi, nous sommes là… Les soins ne manqueront pas à Dolly…

– Ni les consolations, ajouta Mrs. Burker. Tu sais combien je t’aime, ma chère Dolly !… Je te verrai souvent… Chaque jour, je viendrai passer quelques heures près de toi… Nous parlerons de John…

– Oui, Jane, répondit Mrs. Branican, et je ne cesserai de penser à lui ! »

Harry Felton vint de nouveau interrompre cette conversation :

« Capitaine, dit-il, il serait temps…

– Bien, Harry, répondit John Branican.