Le peu qui lui restait de la fortune de sa femme, lorsqu’il avait quitté Boston, était presque entièrement dissipé. Cet homme, joueur ou plutôt spéculateur effréné, était de ces gens qui veulent tout donner au hasard et ne tout attendre que de lui. Ce tempérament, réfractaire aux conseils de la raison, ne pouvait qu’amener et n’amenait que des résultats déplorables.

Dès son arrivée à San-Diégo, Len Burker avait ouvert un office dans Fleet Street – un de ces bureaux qui sentent la caverne, où n’importe quelle idée, bonne ou mauvaise, devient le point de départ d’une affaire. Très apte à faire miroiter les aléas d’une combinaison, sans aucun scrupule sur les moyens qu’il employait, habile à changer les arguties en arguments, très enclin à regarder comme sien le bien des autres, il ne tarda pas à se lancer dans vingt spéculations qui sombrèrent peu à peu, mais ce ne fut pas sans y avoir laissé de ses propres plumes. À l’époque où débute cette histoire, Len Burker en était réduit aux expédients, et la gêne se glissait dans son ménage. Toutefois, comme il avait tenu ses agissements très secrets, il jouissait encore de quelque crédit et l’employait à faire de nouvelles dupes en faisant de nouvelles affaires.

Cette situation, cependant, ne pouvait aboutir qu’à une catastrophe. L’heure n’était plus éloignée, où des réclamations viendraient à se produire. Peut-être cet aventureux Yankee, transporté dans l’Ouest-Amérique, n’aurait-il plus d’autre ressource que de quitter San-Diégo, comme il avait quitté Boston. Et, pourtant, au milieu de cette ville d’un sens si éclairé, d’une si puissante activité commerciale, dont les progrès grandissent d’année en année, un homme intelligent et probe eût trouvé cent fois l’occasion de réussir. Mais il fallait avoir ce que Len Burker n’avait pas : la droiture des sentiments, la justesse des idées, l’honnêteté de l’intelligence.

Il importe d’insister sur ce point : c’est que ni John Branican ni M. William Andrew, ni personne ne soupçonnaient rien des affaires de Len Burker. Dans le monde de l’industrie et du commerce, on ignorait que cet aventurier – et plût au ciel qu’il n’eût mérité que ce nom ! – courait à un désastre prochain. Et, même, quand se produirait la catastrophe, peut-être ne verrait-on en lui qu’un homme peu favorisé de la fortune, et non l’un de ces personnages sans moralité à qui tous les moyens sont bons pour s’enrichir. Aussi, sans avoir ressenti pour lui une sympathie profonde, John Branican n’avait-il à aucun moment conçu la moindre défiance à son égard. C’était donc en pleine sécurité que, pendant son absence, il comptait sur les bons offices des Burker envers sa femme. S’il se présentait quelque circonstance où Dolly serait forcée de recourir à eux, elle ne le ferait pas en vain. Leur maison lui était ouverte, et elle y trouverait l’accueil dû, non seulement à une amie, mais à une sœur.

À ce sujet, d’ailleurs, il n’y avait pas lieu de suspecter les sentiments de Jane Burker. L’affection qu’elle éprouvait pour sa cousine était sans restrictions comme sans calculs. Loin de blâmer la sincère amitié qui unissait ces deux jeunes femmes, Len Burker l’avait encouragée, sans doute dans une vision confuse de l’avenir et des avantages que cette liaison pourrait lui rapporter. Il savait, d’ailleurs, que Jane ne dirait jamais rien de ce qu’elle ne devait pas dire, qu’elle garderait une prudente réserve sur sa situation personnelle, sur ce qu’elle ne pouvait ignorer des blâmables affaires où il s’était engagé, sur les difficultés au milieu desquelles son ménage commençait à se débattre. Là-dessus, Jane se tairait, et il ne lui échapperait pas même une récrimination. On le répète, entièrement dominée par son mari, elle en subissait l’absolue influence bien qu’elle le connût pour un homme sans conscience, ayant perdu tout reste de sens moral, capable de s’abandonner aux actes les plus impardonnables. Et, après tant de désillusions, comment aurait-elle pu lui conserver la moindre estime ? Mais – on ne saurait trop revenir sur ce point essentiel – elle le redoutait, elle était entre ses mains comme un enfant, et, rien que sur un signe de lui, elle le suivrait encore, si sa sécurité l’obligeait à s’enfuir, en n’importe quelle partie du monde. Enfin, ne fût-ce que par respect d’elle-même, elle n’eût rien voulu laisser voir des misères qu’elle endurait, même à sa cousine Dolly, qui les soupçonnait peut-être, sans en avoir jamais reçu confidence.

À présent, la situation de John et de Dolly Branican, d’une part, celle de Len et de Jane Burker, de l’autre, sont suffisamment établies pour l’intelligence des faits qui vont être relatés. Dans quelle mesure ces situations allaient-elles être modifiées par les événements inattendus qui devaient, si prochainement et si soudainement, se produire ? Personne n’eût jamais put le prévoir.

III – Prospect-House

 

Voilà trente ans, la basse Californie – un tiers environ de l’État de Californie – ne comptait encore que trente-cinq mille habitants. Actuellement, c’est par cent cinquante mille que se chiffre sa population. À cette époque, les territoires de cette province, reculée aux confins de l’Ouest-Amérique, étaient tout à fait incultes, et ne semblaient propres qu’à l’élevage du bétail. Qui aurait pu deviner quel avenir était réservé à une région si abandonnée, alors que les moyens de communication se réduisaient, par terre, à de rares voies frayées sous la roue des chariots ; par mer, à une seule ligne de paquebots, qui faisaient les escales de la côte.

Et cependant, depuis l’année 1769, un embryon de ville existait à quelques milles dans l’intérieur, au nord de la baie de San-Diégo. Aussi la ville actuelle peut-elle réclamer dans l’histoire du pays l’honneur d’avoir été le plus ancien établissement de la contrée californienne.

Lorsque le nouveau continent, rattaché à la vieille Europe par de simples liens coloniaux que le Royaume-Uni s’opiniâtrait à tenir trop serrés, eut donné une violente secousse, ces liens se rompirent. L’union des États du Nord-Amérique se fonda sous le drapeau de l’indépendance. L’Angleterre n’en conserva plus que des lambeaux, le Dominion et la Colombie, dont le retour est assuré à la confédération dans un temps peu éloigné sans doute.