« La sottise que l’on ne fait que trop souvent entre vingt et trente ans, ce n’est pas lui qui la ferait à soixante » – phrase textuelle de sa lettre. Rien ne pourrait donc détourner cette fortune du cours que sa volonté formelle entendait lui imprimer, et elle irait se jeter dans le ménage Branican aussi sûrement que le Mississipi se jette dans le golfe du Mexique.
2° Starter jeune ferait tous ses efforts – des efforts surhumains – pour n’enrichir sa nièce que le plus tard possible. Il tâcherait de mourir au moins centenaire, et il ne faudrait pas lui savoir mauvais gré de cette obstination à prolonger son existence jusqu’aux dernières limites du possible.
Enfin Starter jeune priait Mrs. Branican – il lui ordonnait même – de ne point répondre. D’ailleurs, c’est à peine si des communications existaient entre les villes et la région forestière qu’il occupait dans le fond du Tennessee. Quant à lui, il n’écrirait plus – si ce n’est pour annoncer sa mort, et encore cette lettre ne serait-elle pas de sa propre main.
Telle était la singulière missive qu’avait reçue Mrs. Branican. Qu’elle dût être l’héritière, la légataire universelle de son oncle Starter, cela n’était point à mettre en doute. Elle posséderait un jour cette fortune de cinq cent mille dollars, qui serait probablement très accrue par le travail de cet habile défricheur de forêts. Mais, comme Starter jeune manifestait très nettement son intention de dépasser la centaine – et l’on sait si ces Américains du Nord sont tenaces – John Branican avait sagement fait de ne point abandonner le métier de marin. Son intelligence, son courage, sa volonté aidant, il est probable qu’il acquerrait pour sa femme et son enfant une certaine aisance, bien avant que l’oncle Starter eût consenti à partir pour l’autre monde.
Telle était donc la situation du jeune ménage, au moment où le Franklin faisait voile pour les parages occidentaux du Pacifique. Cela étant établi pour l’intelligence des faits qui vont se dérouler dans cette histoire, il convient d’appeler maintenant l’attention sur les seuls parents que Dolly Branican eût à San-Diégo, M. et Mrs. Burker.
Len Burker, Américain d’origine, âgé alors de trente et un ans, n’était venu se fixer que depuis quelques années dans la capitale de la basse Californie. Ce Yankee de la Nouvelle-Angleterre, froid de physionomie, dur de traits, vigoureux de corps, était très résolu, très agissant et aussi très concentré, ne laissant rien voir de ce qu’il pensait, ne disant rien de ce qu’il faisait. Il est de ces natures qui ressemblent à des maisons hermétiquement fermées, et dont la porte ne s’ouvre à personne. Cependant, à San-Diégo, aucun bruit fâcheux n’avait couru sur le compte de cet homme si peu communicatif, que son mariage avec Jane Burker avait fait le cousin de John Branican. Il n’y avait donc pas lieu de s’étonner que celui-ci, n’ayant d’autre famille que les Burker, leur eût recommandé Dolly et son enfant. Mais, en réalité, c’était plus spécialement aux soins de Jane qu’il les remettait, sachant que les deux cousines éprouvaient une profonde affection l’une pour l’autre.
Et il en eût été tout autrement si le capitaine John avait su ce qu’était au juste Len Burker, s’il avait connu la fourberie qui se dissimulait derrière le masque impénétrable de sa physionomie, avec quel sans-gêne il traitait les convenances sociales, le respect de soi-même et les droits d’autrui. Trompée par ses dehors assez séduisants, par une sorte de fascination dominatrice qu’il exerçait sur elle, Jane l’avait épousé cinq ans auparavant à Boston, où elle demeurait avec sa mère, qui mourut peu de temps après ce mariage, dont les conséquences devaient être si regrettables. La dot de Jane et l’héritage maternel auraient dû suffire à l’existence des nouveaux époux, si Len Burker eut été homme à suivre les voies usuelles et non les chemins détournés. Mais il n’en fut rien. Après avoir en partie dévoré la fortune de sa femme, Len Burker, assez disqualifié dans son crédit à Boston, se décida à quitter cette ville. De l’autre côté de l’Amérique, où sa réputation douteuse ne le suivrait pas, ces pays presque neufs lui offraient des chances qu’il ne pouvait plus trouver dans la Nouvelle-Angleterre.
Jane, qui connaissait son mari maintenant, s’associa sans hésiter à ce projet de départ, heureuse de quitter Boston, où la situation de Len Burker prêtait à de désagréables commentaires, heureuse d’aller retrouver la seule parente qui lui restât. Tous deux vinrent s’établir à San-Diégo, où Dolly et Jane se retrouvèrent. D’ailleurs, depuis trois ans qu’il habitait cette ville, Len Burker n’avait pas encore donné prise aux soupçons, tant il déployait d’habileté à dissimuler le louche de ses affaires.
Telles furent les circonstances qui avaient amené la réunion des deux cousines, à l’époque où Dolly n’était pas encore Mrs. Branican.
La jeune femme et la jeune fille se lièrent étroitement. Bien qu’il semblât que Jane dût dominer Dolly, ce fut le contraire qui eut lieu. Dolly était forte, Jane était faible, et la jeune fille devint bientôt l’appui de la jeune femme. Lorsque l’union de John Branican et de Dolly fut décidée, Jane se montra très heureuse de ce mariage – un mariage qui promettait de ne jamais ressembler au sien ! Et dans l’intimité de ce jeune ménage, que de consolations elle aurait pu trouver, si elle se fût décidée à lui confier le secret de ses peines.
Et cependant la situation de Len Burker devenait de plus en plus grave. Ses affaires périclitaient.
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