L'aube accrochait aux arbres des lambeaux d'innocence. Un petit bateau achevait de se rouiller, abandonné des hommes. Heureux de l'être. Seul comme moi. Seul. Illusion encore. Il paraît que l'autre m'avait suivi. J'entends sa voix : " Tu vois, ce yacht, c'est celui de l'actrice qui se noya dans le Rhin. " Oui, je me rappelle. Se rappeler. Encore, toujours. Mon professeur de philosophie avait donc raison qui prétendait que le présent n'existe pas. Mais là n'est pas la question. Un yacht est abandonné sur la Seine. Qui oserait l'habiter depuis qu'une actrice s'en précipita pour se noyer dans le Rhin, une nuit d'orgie?
C'était, je crois, durant l'été 1911.
1911. L'année de ma première communion. " Une nuit d'orgie ", répétait la cuisinière commentant le suicide qui d'ailleurs était peut-être un assassinat. Dans mes rêves, orgie rimait avec hostie. Pourquoi offrait-on à mon amour des créatures coupables ou malheureuses? Je voulais que fussent maudits les fleuves, les canaux par lesquels on avait ramené jusqu'au pont de Suresnes cette péniche, la dernière maison humaine d'une femme que mon enfance, sur la foi des programmes, et de L'Illustration , croyait heureuse. " C'est une reine de notre Paris ", se plaisait à répéter une amie de ma mère qui aimait la pompe.
Se sentit-elle donc, elle aussi, abominablement libre dans sa solitude au milieu des autres puisque sans souci des invités, un soir d'ivresse, c'est-à-dire de courage, elle se précipita dans l'eau du fleuve?
Fée aux plumes amazones, qui régnâtes sur l'âge des robes-culottes, je nie la présence de l'autre pour vous dédier ma solitude, sur ce pont, à l'orée du bois de Boulogne, à l'aube d'un jour de juin.
Je vous ai bien aimée. Vous et la dame au cou nu.
Je vous aime encore, mais il faut l'avouer, j'ai mieux aimé la dame au cou nu.
Durant mon enfance les femmes ne montraient leur gorge que pour aller au bal. Dans la première moitié de l'année 1914, une citoyenne de Genève m'annonça les cataclysmes qui devaient assourdir mon adolescence à cause de l'échancrure des corsages sur la Côte d'Azur. Comme elle portait toujours une guimpe hermétique de soie noire, son pays demeura en marge de toute catastrophe.
La dame au cou nu devança de plusieurs années les élégantes de 1914. Aussi eut-elle mauvaise réputation. Elle était la femme la plus célèbre du monde; on l'accusait d'avoir tué son mari, sa mère, et, pour elle, nous achetions les journaux en cachette.
à vrai dire, de toute cette affaire aux yeux de mes camarades qui commençaient à négliger les collections de timbre pour la géographie des corps, le plus intéressant était le nom du jeune valet de chambre qui ne surprenait pas moins qu'un gros mot lancé en public, et vengeait, par son triomphe étalé, les écoliers de leurs recherches clandestines et souvent infructueuses dans le Larousse en sept volumes, les hebdomadaires grivois et les chansons d'un sou avec leurs femmes nues, aux visages, poitrines et mollets baveux d'une encre d'imprimerie jamais sèche.
Pour moi, ce Rémy, en dépit de son patronyme, ne m'intéressait guère. Il valait ni plus ni moins que n'importe lequel des Couillard, dont au reste il continuait fièrement la lignée, petit gars avantageux, à la première page des journaux.
J'aimais la dame au cou nu et je l'aimais parce qu'elle était la dame au cou nu. Je m'accordais fort bien de cette passion, la croyais absolue et circonscrite par le seul argument que je m'en donnais, ignorant des principes de la relativité, cette gloire des sciences, joie des réunions mondaines, supplice des cœurs.
" La dame au cou nu est la dame au cou nu " :sur le papier de ma chambre d'enfant, j'écrivis cette phrase en lettres lisibles de moi seul. Ainsi je ne m'ennuyais plus.
J'avais huit ans et demeurais l'unique à la défendre sans exhibitionnisme, sans espoir d'un petit profit lorsque s'ouvriraient les portes de la prison. Je la vois encore telle que la révélaient les magazines.
Elle était dans le box des accusés une petite chose toute frêle sous un paquet de crêpe. On la représentait la tête directe, ou bien tournée à droite, à gauche, évanouie, le voile plus fort que les muscles.
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