D'autres fois la douleur de son front entraînait jusqu'à ses mains les insignes de son double deuil.
Mais quels que fussent ses mouvements, leur mystère tout entier n'avait qu'un pivot.
Devant ma glace je reconstituais les frissons qui aboutissent à la tête immobile des clavicules. Les juges ne pouvaient condamner une femme qui avait de si jolis gestes entre le menton et les épaules.
Acquittée, la dame au cou nu publia ses mémoires. Respectueusement je m'abstins de les lire.
Elle épousa un étranger de grande naissance. J'eus envie d'écrire au mari : " Embrassez longuement tout son cou, son joli cou nu. "
Maintenant sans doute, l'âge doit l'obliger au mensonge des cols hermétiques, le jour; à la ruse des tulles trop adroitement vaporeux, le soir. Ainsi, elle que j'ai crue l'unique, elle dont j'espérais qu'elle demeurerait la toujours identique à soi-même, dans mon souvenir, déjà, n'est plus comme l'œuf dans sa coquille.
Perrette de la fable ne s'est pas mieux trompée.
Je suis devenu un homme, et la dame au cou nu n'est plus la dame au cou nu.
Et maintenant c'est un petit matin au bois de Boulogne.
Des tramways, pour m'obliger à croire que le jour recommence, exagèrent leurs cris, leur maquillage jaune. Affirmation d'une banlieue qui cligne de l’œil, et n'offre rien qui me touche, je me rappelle qu'un philosophe a constaté : " Mourir, c'est se désintéresser. "
à peine tangent au monde, pourquoi ne m'est-il pas permis de tomber tout de suite en poussière, ici, à deux kilomètres de la porte Maillot?
Mais puisque Dieu le Père ne veut pas de moi dans son Paradis, tout comme hier, il va falloir user encore des objets, des créatures terrestres. Aujourd’hui, je ne suis pourtant pas disposé à faire des avances.
Heureusement qu'il y a l'autre pour me sauver.
L'autre trouve que la contemplation a trop longtemps duré.
J'entends : il faut rentrer.
C'est vrai, l'aube porte à l'amour.
Allons-y.
Chez moi, je touche à ce corps, comme j'ai déjà eu l'honneur de toucher à quelques autres, avec la seule volonté de me débarrasser des plus précis de mes désirs, sans l'espoir d'en satisfaire aucun, ni le goût de les prolonger.
Ainsi, bien qu'un temps je me sois condamné aux détours, j'ai, à dire le vrai, toujours eu honte de ces zigzags qui ne conduisent point l'homme à quelque exaltation (comme il me semble aujourd’hui que la solitude y peut, y doit mener) mais le laissent en plein brouillard, au milieu des autres dont il ne sait prendre aucune joie.
Ainsi le cri, par hasard échappé à la bouche qui va sur toute ma peau nue, le cri " tue-moi " lorsqu'il répond à ma prière non avouée par pudeur, est pour mon triste secret à la fois réconfort et exaltation, car la volonté d'agir exercée contre un simple sexe, le côté pile ou face d'un individu, tout entier vêtu ou dévêtu, visible ou figuré, une masse, un peuple, ne m'a jamais paru naître que du besoin d'évasion.
Et certes si la science offrait un moyen de se tuer sinon agréablement, du moins proprement et sûrement, sans doute n'aurais-je point essayé de l'amour non plus que de ces départs dont le dernier me vaut cette méditation, ce soir sur la montagne.
Or aujourd’hui ce n'est plus de moi que je prétends m'échapper, mais des autres au travers desquels j'avais commencé par vouloir me perdre. Mes amis, mes ennemis, je leur dois la plus cruelle des hantises : leurs yeux, les miens, liquides aux densités différentes qui se superposent et jamais ne se peuvent pénétrer vraiment, se mélanger. Leurs yeux, j'ai accepté de les aimer, orgueilleux et naïf à la fois, car je voulais m'y découvrir en transparence, et puis, si longtemps je les avais désirés, avec la certitude qu'ils me vengeraient du mystère insuffisant des glaces de mon enfance. Il s'agissait de me noyer, Narcisse. Au long des murs, une rivière figée n'avait pas voulu de moi. Boulangerie, annonçaient des lettres d'or et, sur le miroir, une gerbe s'éparpillait. Le fleuve vertical des boutiques n'avait emporté ni les brins de paille ni les brins de rêve.
Aussi, dès lors, avais-je résolu de mettre ma joie et ma peine ailleurs qu'en moi-même, mais telle fut ma folie que, sur la route morne, à chaque créature rencontrée, j'ai demandé non le divertissement, non quelque exaltation dont l'amour essayé eût pu me faire tangent, mais l'absolu.
L'absolu? Je me perdais. Fallait-il m'accuser d'orgueil ou dire au contraire pour ma défense que je cherchais dans les êtres la révélation d'une âme universelle? Hélas! à peine de temps en temps, pouvais-je à nouveau découvrir ce petit tas d'os, de papilles à jouir, d'idées confuses et de sentiments clairs qui portaient mon nom.
Lacs de déceptions que j'avais crus miroirs, comment aimer encore les yeux étrangers?
Or un jour, ce que je vis en transparence, et dans mes yeux cette fois, ce fut leurs yeux, les yeux des autres. Les autres dont je ne pouvais croire qu'ils existassent et qui pourtant triomphaient de moi.
Dès lors, comment ne pas souhaiter la minute où, libre de toute pensée, il me serait possible de me débarrasser du souvenir même?
D'où les besognes du jour et les jeux de la nuit.
Hélas! mosaïque de simulacres qui ne saurait tenir, les actes de la vie courante, si habile et si sûre en pût au premier regard sembler la combinaison, se disloquaient pour laisser voir le mal originel.
Et ce furent de douloureuses surprises dans les travaux et les fêtes.
Une chanteuse, alors que les drinks savants, un bon gramophone et quelques désirs disséminés dans deux salons commencent à mettre un peu de féerie au sein de la plus banale assemblée, comme elle me demande ce que je pense de son répertoire, et que moi-même, exalté par l'alcool et deux yeux assez beaux pour que je veuille séduire le corps auquel ils appartiennent, lui réponds que son art ne la vaut pas, impatiente de justifier en l'expliquant sa carrière, et, pour ce,
cherchant des raisons sans arriver à défendre ses couplets, à bout d'arguments essayés, déclare : " Oui, je sais le peu que valent mes chansons, le peu que valent tous ceux qui sont ici, tous ceux qu'il nous faut voir, mais... "
Elle n'achève pas sa phrase. Elle vient d'éprouver, de me faire éprouver que l'activité qui ne donne point à l'homme un oubli durable, ne le console non plus jamais par quelque sensation péremptoire et suffisante telle que, par exemple, la sensation de grandeur ou de vérité.
Et pourtant cette chanteuse et moi n'acceptons point de nous mésestimer, même et surtout lorsque nous avouons.
Alors, elle, des sillons de peur par tout le visage, un visage où la débâcle transparente du fard laisse voir les plus secrètes décompositions, en dépit de la volonté des yeux, elle, les mains comme des fleurs malades sur cette poitrine de velours qu'une lassitude déjà creuse, le corps rebelle au sursaut que l'esprit commande, elle, très lente, avec la gravité de qui présente au juge le dernier argument, affirme : " Je vais à tout par des chemins modestes. "
Et moi touché par ces simples mots je voudrais m'agenouiller, baiser la trace de ses pas.
Je répète : " à tout par des chemins modestes. " Il me faudra cette lumière grise du matin qui se réjouit d'accuser la pauvreté du teint et celle des pensées pour me demander : mais ne prend-elle point, pour des chemins modestes, les chemins détournés? Une vie de chanteuse est-elle une vie modeste pour une femme que seul tout attire? Et ce sont les autres qu'elle apprend à mépriser et non elle à estimer. Elle accepte la fausse mesure des mots. Et comment se mettrait-elle en ordre avec soi-même, alors qu'elle essaie non de se limiter, de se définir, mais de se perdre.
Elle vit avec les autres, va aux autres, à tous les autres, à tous. Or aller à tous n'est pas aller à tout, mais au contraire n'aller à rien.
Un tel exemple est un avertissement.
Aussi avais-je, dès ces mots, résolu d'être seul bientôt, vraiment seul.
II. VRAIMENT SEUL
Or ce soir je suis seul.
Seul dans une chambre d'hôtel.
C'est maintenant que devrait venir, si elle eût dû venir jamais, la minute où, libre de toute présence, il est possible à l'homme de se débarrasser du souvenir même.
Pourquoi alors m'être rappelé l'existence des autres? Serait-ce que je ne m'aime pas, du moins pas assez pour me suffire, pour me souffrir? Solitude, la plus belle des fêtes, viendra-t-il, ton miracle? Il me faut encore me répéter que je ne m'aime pas ce soir et n'y saurais parvenir, non plus qu'à me reconnaître dans cette chambre. La chambre d'hôtel où je suis seul.
Comme du plus terrible péché, je m'accuse de penser aux autres, et non à moi.
Moi, les autres?
Dès qu'il n'y a plus de moi, ils me deviennent indispensables, et si je me sens prêt à haïr la chambre d'hôtel, c'est que je n'y trouve aucune trace de leur existence. Pour un peu je renierais les colères antérieures et déclarerais que chacun d'eux me fut une révélation et d'autant plus éblouissante que plus étrangère.
Je n'ai pas la force de découvrir en moi la promesse des surprises nécessaires et je ne sais quel nettoyage par le vide a chassé de cette pièce le réconfort d'un peu de poussière et jusqu'au souvenir de la chaleur humaine.
J'ai passé mon doigt sur le marbre d'une cheminée. Il était nu et si froid qu'il m'a bien fallu conclure que cette buée sur une glace ne s'était point épanouie au souffle de quelque poitrine semblable à la mienne. Fleurs d'humidité, sans racine, sans âme, sans couleur, voilà tout le jardin de mes rêves, ce soir.
Je fais marcher les muscles du dos pour écraser les premiers frissons, car j'ai froid d'être seul.
Déjà.
Entre les quatre murs de roses roses sur fond pâle j'organise une reconnaissance. Peine perdue.
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