Au-delà des quais des lignes noires finissent trop vite par n'être même plus deux à deux luisantes sur le sol. Toutes les couleurs sont mortes subitement. La tringle de cuivre qui court au long des vitres du wagon a mis à mes doigts une odeur triste. Un coup de sifflet et ces deux présences, elles aussi, auront cessé d'être.

Alors, décidé à ne rien perdre des derniers moments, je rectifie la position. Mon corps coupait la porte en diagonale. Le voici droit. Je redeviens attentif.

L'ami parle.

Si vous voyiez Cérès en voyage, vous ririez bien. Elle emporte toujours un fromage avec elle! Je répète :

Cérès voyage

avec un fromage. Est-ce une phrase ou un distique?

Cérès voyage

avec un fromage.

Y a-t-il quelque drôlerie dans cette phrase, ce distique? Je ne ris pas, m'étonne de ne pas rire. Je ne suis déjà plus avec les hommes. Je ne suis pas encore seul. Les autres, dont il n'est rien qui ne me laisse indifférent, depuis que j'ai décidé de les fuir, n'ont pas fini de me tenir en esclavage.

N'irai-je donc jamais jusqu'à cette belle liberté bien neuve, mon orgueil?

Si je pars sans emmener personne, à qui demander le secours de la chair, de la parole ou de l'esprit, c'est que j'ai renoncé aux consolations anecdotiques. Des essais auparavant tentés, j'ai dû, enfin, m'apercevoir que ne pouvait attendre aucune sensation de grandeur ou de vérité. Clown, j'avais tout juste dans mon orgueil la triste récompense de sentir mon cœur se briser. J'en offrais les morceaux à quelques-uns parmi les autres et, entre deux éclats de rire faux, j'avais l'audace de croire à mon malheur. De toute cette comédie, seule peut me laver la solitude. ... Peut me laver la solitude?

Oui, à condition que s'oublient les anomalies de détail et que ne soit point frustrée l'angoisse, mon fauve aux belles dents.

Ainsi ai-je décidé qu'il en serait pour moi. Hélas! en dépit de mes résolutions, c'est une surprise peureuse dès que la rose, dans une gare, à huit heures du soir, effleure ma joue.

Une rose qui m'effraie. Mon menton se croit-il donc coupable? Je demande à mes amis : " Avez-vous la notion du péché? "

La femme a pitié! Cher, nos trains ne partent que dans vingt minutes. Allons boire!

Le buffet du P.L.M. à huit heures du soir.

Un escalier modèle escalier de l'Opéra mène les dîneurs à de somptueuses destinées. Nous voudrions bien monter au premier. Mais là il faut manger. Nous sommes condamnés au rez-de-chaussée. Le groom indique le café en bas.

" Qu'allons-nous boire? "

L'amie décide " du champagne ".

Mes mains s'adaptent à la coupe qu'elles portent jusqu'à mes lèvres. à l'ordinaire j'ai horreur du champagne. Celui-ci me semble exceptionnellement délicieux. Est-ce pour mieux avoir pitié de cette femme en noir à la table voisine, une femme seule, sans âge, sans beauté qui boit un thé triste, qu'elle ne console d'aucun sucre, citron, rhum ou lait, un thé ni anglais ni russe et libre de nuages comme le ciel des journées trop crues et dont on ne sait à leur lumière si elles sont chaudes ou froides.

Une femme seule boit un thé triste.

On emplit ma coupe.

Je bois.

Tout va-t-il redevenir incompréhensible?

Je m'étonne bien haut! Du champagne au buffet de la gare de Lyon à la fin de l'après-midi? La fin de l'après-midi — pardon. Il est huit heures du soir.