Dame, comment, à moi tout seul, aurais-je pu lui offrir un crime passionnel. Pauvre Marie. Allons, ce sera pour une autre fois.
Délivré de cette sotte j'égrène encore quelques assez , puis en silence (le voilà, Marie, notre cher crime passionnel) je déchire une photo et comme si je pouvais en cachant les débris me dérober au souvenir, sous les brochures, les gilets, j'enfouis des étoiles inégales de carton.
Demain j'ouvrirai la valise pour prendre un roman, un sweater , mais je ne recollerai pas les morceaux du passé, d'hier, de cet hier dont l'ombre s'appellera peut-être demain, mais dont il ne faut pas que la hantise écrase aujourd’hui.
Aujourd’hui, bien vide, bien blanc, bien seul.
Demander secours à des présences extérieures c'est croire au miracle des échanges. Or les créatures assemblées se prennent beaucoup les unes aux autres et ne se donnent rien. Où va donc le fruit des larcins réciproques? J'aimerais croire à quelque cagnotte de l'esprit, au patrimoine de l'humanité. Et cependant de cette humanité je continue à ne pouvoir prendre notion que si, libre de tout contact étranger, je suis enfin l'homme seul. Et qui donc n'a pas senti que pour être un homme, pour être, il fallait être l'homme seul. Je ne suis que par ce qui m'éloigne des autres et, me rendant incompréhensible aux regards de leur intelligence, les rend aussi incompréhensibles à moi-même.
C'est donc pour encourager les plus sûrs espoirs que je répète : " Aujourd’hui bien vide, bien blanc, bien seul. "
Il n'y a pas de bruit dans cet hôtel.
Le silence va-t-il valoir à mon cœur de s'entendre battre?
Ce cœur, auparavant, lorsqu'il a battu (excusez du romantisme), lorsque mon cœur a battu par d'autres, pour d'autres, parmi d'autres, il n'était pas le métronome de soi-même, mais chacun de ses coups ne faisait que désigner un moment du désordre.
Oui, je le redirai, tous mes essais furent prétextes à me dissoudre, à me perdre. Au long des nuits, si je me suis dévoué à certains corps, c'était pour oublier le poids du mien, et si j'ai été curieux des âmes qui passaient, il faut l'avouer, c'est que la mienne était d'elle-même incapable d'exaltantes surprises.
Condamné tout le jour à ignorer la sensation d'être, parce que condamné à ne pas être seul, le soir, lorsque je me trouvais libre enfin, je n'avais pas le temps de m'habituer à moi-même. Pour échapper au malaise initial de ma propre rencontre, j'acceptais encore des présences. Et ainsi, afin que pût mieux s'évaporer la première angoisse du contact avec moi-même, je cherchais quelque autre pour, l'heure du sommeil enfin venue, laisser s'échapper, se transposer, sans moyen choisi, le plus secret, le réel de mon être dont la révélation m'avait été donnée par des états et non par des images ou des sensations.
Nuits sans gestes et sans paroles, nuits qui ne connaissaient point les cauchemars. Un sommeil parallèle empêche la douloureuse surprise des rêves. Or ces rêves, si cruels aient parfois été les bouquets de torture dont ils se plaisaient à m'accabler, mes rêves, ne sont-ils pas justement ce en quoi mon orgueil aime à chercher des raisons. Je ne suis pas Hercule. Et puisque je n'ai pas entrepris les douze travaux, pourquoi accepter de filer aux pieds d'Omphale? Pourquoi accepter de dormir entre des bras de créature humaine, tentacules de la plus inexorable des poulpes?
Parce que je me révoltais d'avoir abdiqué, après des heures dans le lit de quelque autre, je haïssais le corps à l'ombre duquel je venais de reposer. également, je haïssais l'esprit étranger nourri du mien — et qui, d'ailleurs, mourrait au moins quelques instants, de s'en être nourri —, l'esprit que j'avais cru miroir où je ne m'étais pas vu, où je ne m'étais pas noyé.
Je condamnais la dernière présence, me levais, me rhabillais, partais. Mais toujours la bonne résolution était venue trop tard. J'avais commencé par céder.
C'est pour mieux fuir la tentation que j'ai déchiré une photo, que je décide aussi de n'avoir point pitié de la rose, qui achève de se faner dans mon verre à dents.
Hier, elle s'épanouissait à mon manteau.
Une amie l'avait prise au bouquet d'un bol persan.
Cette amie partait avec un de mes amis le même jour, à la même heure, par la même gare mais pas pour le même endroit que moi.
J'aurais pu essayer d'aller avec eux.
Je n'avais pas voulu. Je regardais l'un et l'autre. Mes yeux étaient-il donc si tristes qu'ils me comblaient de promesses : " On t'enverra des cartes postales. " Huit coups à la grande horloge et mes oreilles ne peuvent s'empêcher de penser à un glas. Le glas du départ. Je veux croire en mon sacrifice, et que ceux dont je me sépare volontairement méritent mes regrets.
Il faut en convenir : tous deux sont beaux et grands par le cœur, l'esprit. Cette femme, ce garçon, mes préférés, pourquoi avoir décidé de vous quitter? Déjà un grand cube de poussière, la gare offre une de ces surfaces à l'inconnu. Nous sommes arrivés une demi-heure avant le départ du train. L'horloge répète ses huit coups. Il est donc huit heures.
Au fait, huit heures de l'après-midi ou huit heures du soir?
Les villes ignorent le crépuscule. Sur elles la nuit tombe, mais ne descend jamais. Aucune vapeur ne m'a doucement habitué aux ténèbres comme la maladie d'un être cher à la mort.
De grosses lumières bien rondes tremblent.
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