– Point d’où la ronde commandée par l’inspecteur du service
de la sûreté, Gévrol, entendit les cris des victimes. (La distance
de ce point au cabaret dit la Poivrière n’est que de 123
mètres, ce qui donne à supposer que ces cris étaient les premiers,
que, par conséquent, le combat commençait seulement.)
B. – Fenêtre fermée par des volets pleins, dont les ouvertures
permirent à l’un des agents d’apercevoir la scène de
l’intérieur.
C. – Porte enfoncée par l’inspecteur de la sûreté, Gévrol.
D. – Escalier sur lequel était assise, pleurant, la veuve
Chupin, arrêtée provisoirement. (C’est sur la troisième marche de
cet escalier, que le tablier de la veuve Chupin fut plus tard
retrouvé, les poches retournées.)
F. – Cheminée.
H.H.H. – Tables. (Les empreintes d’un saladier et de cinq verres
ont été constatées sur celle qui se trouve entre les points F. et
B.)
T. – Porte communiquant avec l’arrière-salle du cabaret, devant
laquelle le meurtrier armé se tenait debout.
K. – Seconde porte du cabaret, ouvrant sur le jardin, et par où
pénétra celui des agents qui eut l’idée de couper la retraite du
meurtrier.
L. – Portillon du jardinet, donnant sur les terrains vagues.
M.M.M. – Empreintes de pas sur la neige, relevées par les agents
restés à la Poivrière, après le départ de l’inspecteur
Gévrol.
Ainsi, dans cette notice explicative, Lecoq n’écrivait pas une
seule fois son nom.
En exposant les choses qu’il avait imaginées ou faites, il
mettait simplement : « un agent… »
Ce n’était pas modestie, mais calcul. À s’effacer à propos, on
gagne un relief plus considérable quand on sort de l’ombre.
C’était par calcul aussi qu’il plaçait Gévrol en avant.
Cette tactique, un peu bien subtile, mais de bonne guerre, en
somme, devait, pensait-il, appeler l’attention sur l’agent qui
avait su agir quand tout l’effort du chef s’était borné à enfoncer
une porte.
Ce qu’il rédigeait n’était pas un procès-verbal, acte
authentique réservé aux seuls officiers de la police judiciaire, –
c’était un simple rapport admis tout au plus à titre de
renseignement, et cependant il le soignait comme un jeune général
le bulletin de sa première victoire.
Tandis qu’il dessinait et écrivait, le père Absinthe se penchait
au-dessus de son épaule pour voir.
Le plan, particulièrement, émerveillait le bonhomme. Il lui en
était passé beaucoup sous les yeux, mais il s’était toujours figuré
qu’il fallait être ingénieur, architecte, arpenteur tout au moins,
pour exécuter un semblable travail. Point. Avec un mètre pour
prendre quelques mesures et un bout de planche en guise de règle,
ce conscrit, son collègue, se tirait d’affaire.
Sa considération pour Lecoq s’en augmenta prodigieusement.
Il est vrai que le digne vétéran de la rue de Jérusalem ne
s’était aperçu, ni de l’explosion de la vanité du jeune policier,
ni de son retour à une attitude modeste. Il n’avait vu ni ses
inquiétudes, ni ses hésitations, ni les défauts de sa
pénétration.
Après un bon moment, cependant, le père Absinthe se lassa de
regarder courir la plume sur le papier. Il éprouvait le malaise
d’une nuit passée, il se sentait la tête brûlante et il
grelottait.
Puis, les genoux, ainsi qu’il le disait, lui rentraient dans le
corps.
Peut-être aussi, sans en avoir conscience, éprouvait-il quelque
impression de cette salle de cabaret, plus sinistre aux lueurs
blafardes de l’aube.
Toujours est-il qu’il se mit à fureter dans les armoires et
finit par découvrir, ô bonheur !… une bouteille d’eau-de-vie
aux trois quarts pleine. Il eut une seconde d’hésitation, mais ma
foi !… il s’en versa un grand plein verre, qu’il lampa d’un
trait.
– En voulez-vous ? demanda-t-il après à son compagnon. Pour
fameuse, non, elle ne l’est pas … Mais c’est égal, ça dégourdit et
ça dissipe.
Lecoq refusa, il n’avait pas besoin d’être dissipé. Toutes les
facultés de son intelligence étaient en jeu. Il s’agissait qu’à la
seule lecture du rapport, le juge d’instruction dit : « Qu’on
m’aille quérir le gaillard qui a rédigé cela. » Tout son avenir de
policier était dans cet ordre.
Et il s’attachait à être net, bref et précis, à bien indiquer
comment ses soupçons au sujet du meurtrier étaient venus, avaient
grandi, s’étaient confirmés. Il expliquait par quelle série de
déductions il arrivait à établir une vérité qui, si elle n’était
pas la vraie, était au moins une vérité assez probable pour servir
de base à une instruction.
Puis, il détaillait les pièces de conviction placées en ce
moment devant lui.
C’étaient les flocons de laine marron recueillis sur le madrier,
la précieuse boucle d’oreille, les clichés des différentes
empreintes du jardin, le tablier aux poches retournées de la veuve
Chupin.
C’était le revolver du meurtrier, dont trois coups sur cinq
étaient encore chargés.
L’arme, bien que sans ornements, était remarquablement belle et
soignée, et sur la crosse elle portait le nom d’un des premiers
armuriers de Londres : Stephen, 14, Skinner-street.
Lecoq sentait bien qu’en fouillant les victimes il rassemblerait
d’autres indices, très précieux peut-être, mais cela il n’osa pas
le faire. Il était encore trop petit garçon pour hasarder une telle
démarche. D’ailleurs, il comprenait que s’il se risquait, Gévrol,
furieux de s’être fourvoyé, ne manquerait pas de crier qu’en
dérangeant l’attitude des corps il avait rendu les constatations
des médecins impossibles.
Il se consola cependant, et il relisait son rapport, modifiant
de ci et de là quelques expressions, lorsque le père Absinthe, qui
était allé fumer une pipe sur le seuil de la porte, l’appela.
– Quoi de nouveau ?… répondit Lecoq.
– Voici Gévrol et deux de nos collègues qui ramènent avec eux le
commissaire et deux messieurs bien mis.
C’était, en effet, le commissaire de police qui arrivait, tout
soucieux de ce triple meurtre qui ensanglantait son arrondissement,
mais médiocrement inquiet.
Pourquoi se serait-il ému ?
Gévrol, dont l’opinion en pareille matière faisait autorité,
avait pris soin de le rassurer lorsqu’il était allé l’éveiller.
– Il ne s’agit, lui avait-il dit, que d’une batterie entre des
pratiques à nous, des habitués de la Poivrière. Si tous
ces mauvais gars-là pouvaient s’entre-détruire, nous serions plus
tranquilles.
Il ajoutait que le meurtrier était arrêté, coffré, que par
conséquent cette affaire ne présentait aucun caractère
d’urgence.
De plus, le crime n’avait pas, ne pouvait avoir le vol pour
mobile. C’était énorme.
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