La police en est venue à s’inquiéter des
atteintes à la propriété plus, peut-être, que des attentats contre
les personnes. Et c’est logique, à une époque où les ruses de la
convoitise se substituent à l’énergie de la passion, où les
scélérats audacieux deviennent rares tandis que les lâches filous
pullulent.
Le commissaire ne vit donc pas d’inconvénient à attendre le jour
pour procéder à une enquête sommaire.
Il avait vu le meurtrier, avisé le parquet, et maintenant il
venait, sans trop de hâte, accompagné de deux médecins délégués par
le procureur impérial pour les constatations médico-légales.
Il amenait aussi un sergent-major de voltigeurs du 53e de ligne,
requis par lui, pour reconnaître, s’il y avait lieu, celui des
morts qui portait l’uniforme, et qui, à en croire le chiffre des
boutons de sa capote, appartenait au 53e régiment alors caserné
dans les forts.
Moins encore que le commissaire, l’inspecteur de la sûreté
s’inquiétait.
Il allait sifflotant, décrivant des moulinets avec sa canne qui
ne le quitte jamais, se faisant fête de la déconfiture de ce drôle
présomptueux qui avait voulu rester pour glaner là où il n’avait
pas aperçu de moisson.
Aussi, dès qu’il fut à portée de voix, interpella-t-il le père
Absinthe, lequel, après avoir prévenu Lecoq, était resté sur le
seuil de la porte, adossé aux montants, tirant et renvoyant
régulièrement des bouffées de sa pipe, immobile comme un sphinx
fumeur.
– Eh bien !… vieux, cria Gévrol, avez-vous à nous raconter
un bon gros mélodrame, bien noir et bien mystérieux ?
– Je n’ai rien à raconter, moi, répondit le bonhomme, sans
retirer la pipe soudée à ses lèvres, je suis trop bête, c’est
connu… Mais monsieur Lecoq pourrait bien vous apprendre quelque
chose sur quoi vous n’avez pas compté.
Ce titre : Monsieur, dont le vieil agent de la sûreté gratifiait
son camarade, déplut si fort à Gévrol qu’il ne voulut pas
comprendre.
– Qui ça… fit-il, de qui parles-tu ?
– De mon collègue, parbleu !… qui est en train de finir son
rapport, de monsieur Lecoq, enfin.
Sans malice, assurément, le bonhomme venait d’être le parrain du
jeune policier. De ce jour, pour ses ennemis aussi bien que pour
ses amis, il devint et resta Monsieur Lecoq. Monsieur, en toutes
lettres.
– Ah ! ah !… fit l’inspecteur, qui visiblement avait
la puce à l’oreille. Ah !… il a découvert….
– Le pot aux roses que les autres n’avaient pas flairé … oui,
Général, c’est cela même.
Par cette seule phrase, le père Absinthe se faisait un ennemi de
son chef. Mais Lecoq l’avait séduit. Il était du parti de Lecoq,
lui, envers et contre tous, il était résolu à s’attacher à lui, à
partager sa fortune mauvaise ou bonne.
– On verra bien ! murmura l’inspecteur, qui à part soi se
promettait de surveiller ce garçon, qu’un succès pouvait poser en
rival.
Il n’ajouta rien de plus. Le groupe qu’il précédait arrivait, et
il s’effaça pour livrer passage au commissaire de police.
Ce n’était pas un débutant, ce commissaire. Il avait été
officier de paix au quartier du Faubourg du Temple aux beaux jours
de l’Épi-Scié et des Quatre-Billards, et
cependant il ne put maîtriser un mouvement d’horreur en pénétrant
dans la salle de la Poivrière.
Le sergent-major du 53e, qui le suivait, un vieux brave médaillé
et chevronné, fut plus impressionné encore. Il devint aussi pâle
que les cadavres qui étaient là, à terre, et fut obligé de
s’appuyer à la muraille.
Seuls les deux médecins furent stoïques.
Lecoq s’était levé, son rapport à la main ; il avait salué,
et, prenant une attitude respectueuse, il attendait qu’on
l’interrogeât.
– Vous avez dû passer une nuit affreuse, dit le commissaire avec
bonté, et sans utilité pour la justice, car toutes les
investigations étaient superflues….
– Je crois pourtant, répondit le jeune policier, tout cuirassé
de diplomatie, que je n’ai pas perdu mon temps. Je tenais à me
conformer aux instructions de mon chef, j’ai cherché et j’ai trouvé
bien des choses … J’ai acquis, par exemple, la certitude que le
meurtrier avait un ami, sinon un complice, dont je pourrais presque
donner le signalement … Il doit être d’un certain âge, et porter,
si je ne me trompe, une casquette à coiffe molle et un paletot de
drap marron moutonneux ; quant à ses bottes…
– Tonnerre !… exclama Gévrol, et moi qui….
Il s’arrêta court, en homme dont l’instinct a devancé la
réflexion, et qui voudrait bien pouvoir reprendre ses paroles.
– Et vous qui ?… interrogea le commissaire. Que voulez-vous
dire ?
Furieux, mais trop avancé pour reculer, l’inspecteur de la
sûreté s’exécuta.
– Voici la chose, dit-il. Ce matin, il y a une heure, pendant
que je vous attendais, monsieur le commissaire, devant le poste de
la barrière d’Italie, où est consigné le meurtrier, je vis venir de
loin un individu dont le signalement n’est pas sans analogie avec
celui que nous donne Lecoq. Cet homme me parut abominablement ivre,
il chancelait, il trébuchait, il battait les murailles … Il essaya
de traverser la chaussée, pourtant, mais parvenu au milieu, il se
coucha en travers, dans une position telle qu’il ne pouvait manquer
d’être écrasé.
Lecoq détourna la tête, il ne voulait pas qu’on lût dans ses
yeux qu’il comprenait.
– Voyant cela, poursuivit Gévrol, j’appelai deux sergents de
ville, et je les priai de venir m’aider à faire lever ce
malheureux. Nous allons à lui, déjà il paraissait endormi, nous le
secouons, il se dresse sur son séant, nous lui disons qu’il ne peut
rester là…, mais voilà qu’aussitôt il paraît pris d’une colère
furieuse, il nous injurie, il nous menace, il essaye de nous
frapper … Et ma foi !… nous le conduisons au poste, pour qu’il
cuve du moins son vin en sûreté.
– Et vous l’avez enfermé avec le meurtrier ? demanda
Lecoq.
– Naturellement … Tu sais bien qu’au poste de la barrière
d’Italie il n’y a que deux violons, un pour les hommes, l’autre
pour les femmes ; par conséquent…
Le commissaire réfléchissait.
– Ah !… voilà qui est fâcheux, murmura-t-il … et pas de
remède.
– Pardon !… il en est un, objecta Gévrol. Je puis envoyer
un de mes hommes jusqu’au poste, avec ordre de retenir le faux
ivrogne….
D’un geste, le jeune policier osa l’interrompre.
– Peine perdue, prononça-t-il froidement. Si cet individu est le
complice, il s’est dégrisé, soyez tranquille, et à cette heure il
est loin.
– Alors … que faire ? demanda l’inspecteur de son air le
plus ironique. Peut-on connaître l’avis de … monsieur
Lecoq ?
– Je pense que le hasard nous offrait une occasion superbe, que
nous n’avons pas su la saisir et que le plus court est d’en faire
notre deuil et d’attendre qu’elle se représente.
Malgré tout, Gévrol s’entêta à dépêcher un de ses hommes, et dès
qu’il se fut éloigné, Lecoq dut commencer la lecture de son
rapport.
Il le débitait rapidement, évitant de mettre en relief les
circonstances décisives, réservant pour l’instruction sa pensée
intime, mais si forte était la logique de ses déductions, qu’à tout
moment il était interrompu par les approbations du commissaire et
les « très bien ! » des médecins.
Seul, Gévrol qui représentait l’opposition, haussait les épaules
à se démancher le cou, tout en verdissant de jalousie.
Le rapport terminé :
– Je crois, jeune homme, dit le commissaire à Lecoq, que seul en
cette affaire vous avez vu juste … Je me suis trompé. Mais vos
explications me font voir d’un tout autre œil l’attitude du
meurtrier pendant que je l’interrogeais, il n’y a qu’un moment.
C’est qu’il a refusé, oh !… obstinément, de me répondre … Il
n’a même pas consenti à me dire son nom…
Il se tut un moment, rassemblant dans sa mémoire toutes les
circonstances du passé, et d’un ton pensif il ajouta :
– Nous sommes, je le jurerais, en présence d’un de ces crimes
mystérieux dont les mobiles échappent à la perspicacité humaine…
d’une de ces ténébreuses affaires dont la justice n’a jamais le fin
mot…
Lecoq dissimulait un fin sourire.
– Oh ! pensait-il, nous verrons bien !…
Chapitre 9
Jamais consultation au chevet d’un malade mourant de quelque mal
inconnu, ne mit en présence deux médecins aussi différents que ceux
qui, sur la réquisition du parquet, accompagnaient le commissaire
de police.
L’un, grand, vieux, tout chauve, portait un large chapeau, et
sur son vaste habit noir mal coupé, un paletot de forme antique.
Celui-là était un de ces savants modestes, comme il s’en rencontre
dans les quartiers excentriques de Paris, un de ces guérisseurs
dévoués à leur art, qui, trop souvent, meurent ignorés après
d’immenses services rendus.
Il avait ce calme débonnaire de l’homme qui, ayant ausculté
toutes les misères humaines, comprend tout. Mais une conscience
troublée ne soutenait pas son regard perspicace, plus aigu que ses
lancettes.
L’autre, jeune, frais, blond, jovial, trop bien mis, cachait ses
mains blanches et frileuses sous des gants de daim fourrés. Son œil
ne savait que caresser ou rire. Il devait s’éprendre de toutes ces
panacées miraculeuses qui chaque mois sautent des laboratoires de
la pharmacie à la quatrième page des journaux. Il avait dû écrire
plus d’un article de « médecine à l’usage des gens du monde, » dans
les feuilles de sport.
– Je vous demanderai, messieurs, leur dit le commissaire de
police, de vouloir bien commencer votre expertise par l’examen de
celle des victimes qui porte le costume militaire. Voici un
sergent-major, requis pour une simple question d’identité, que je
voudrais renvoyer le plus tôt possible à sa caserne.
Les deux médecins répondirent par un geste d’assentiment, et
aidés par le père Absinthe et un autre agent, ils soulevèrent le
cadavre et l’étendirent sur deux tables, préalablement mises bout à
bout.
Il n’y avait pas eu à étudier l’attitude du corps, pour en tirer
quelque éclaircissement, puisque le malheureux qui râlait encore à
l’arrivée de la ronde avait été déplacé avant d’expirer.
– Approchez-vous, sergent, commanda le commissaire de police, et
regardez bien cet homme.
C’est avec une très visible répugnance que le vieux troupier
obéit.
– Quel est l’uniforme qu’il porte ? continua le
commissaire.
– Celui du 53e de ligne, 2e bataillon, compagnie des
voltigeurs.
– Le reconnaissez-vous ?
– Aucunement.
– Vous êtes sûr qu’il n’appartient pas à votre
régiment ?
– Ça, je ne puis l’affirmer ; il y a au dépôt des conscrits
que je n’ai jamais vus. Mais je suis prêt à affirmer qu’il n’a
jamais fait partie du 2° bataillon, qui est le mien, de la
compagnie des voltigeurs dont je suis le sergent-major.
Lecoq, resté à l’écart jusque-là, s’avança.
– Peut-être serait-il bon, dit-il, de voir le numéro matricule
des effets de cet homme.
– L’idée est bonne, approuva le sergent.
– Voici toujours son képi, ajouta le jeune policier, il porte au
fond le numéro 3, 129.
Ou suivit le conseil de Lecoq, et il fut reconnu que chacune des
pièces de l’habillement de cet infortuné, était timbrée d’un numéro
différent.
– Parbleu !… murmura le sergent, il en a de toutes les
paroisses… C’est singulier tout de même !…
Invité à vérifier scrupuleusement ses assertions, le brave
troupier redoubla d’application, rassemblant par un effort toutes
ses facultés intellectuelles.
– Ma foi !… dit-il enfin, je parierais mes galons qu’il n’a
jamais été militaire. Ce particulier doit être un pékin qui se sera
déguisé comme cela par farce, à l’occasion du dimanche gras.
– À quoi reconnaissez-vous cela !…
– Dame !… je le sens mieux que je ne puis l’expliquer. Je
le reconnais à ses cheveux, à ses ongles, à sa tenue, à un certain
je ne sais quoi, enfin à tout et à rien … Et tenez, le pauvre
diable ne savait seulement pas se chausser, il a lacé ses guêtres à
l’envers.
Il n’y avait évidemment plus à hésiter après ce témoignage, qui
venait confirmer la première observation de Lecoq.
– Cependant, insista le commissaire, si cet individu est un
pékin, comment s’est-il procuré ces effets ? Peut-il les avoir
empruntés à des hommes de votre compagnie ?
– À la grande rigueur, oui … mais il est difficile de
l’imaginer.
– Est-il du moins possible de s’en assurer ?
– Oh !… très bien. Je n’ai qu’à courir à la caserne et à
ordonner une revue d’habillement.
– En effet, approuva le commissaire, le moyen est bon.
Mais Lecoq venait d’en imaginer un aussi concluant et plus
prompt.
– Un mot, sergent, dit-il. Est-ce que les régiments ne vendent
pas de temps à autre, aux enchères publiques, les effets hors de
service ?
– Si… tous les ans une fois au moins, après l’inspection.
– Et ne fait-on pas une remarque aux vêtements ainsi
vendus ?
– Pardonnez-moi.
– Alors, voyez donc si l’uniforme de ce malheureux ne présente
pas des traces de cette remarque.
Le sous-officier retourna le collet de la capote, visita la
ceinture du pantalon, et dit :
– Vous avez raison … ce sont des effets réformés.
L’œil du jeune policier brilla, mais ce ne fut qu’un éclair.
– Il faut donc, observa-t-il, que ce pauvre diable ait acheté ce
costume. Où ?… Au Temple nécessairement, chez un de ces
richissimes marchands qui font en gros le commerce des effets
militaires.
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