Il
se versa ensuite un grand verre de vin, le vida lentement et dit
:
– C’est bon !… Ça fait du bien où ça passe.
Cette satisfaction désappointa fort le jeune policier. Il avait
choisi, en manière d’épreuve, un de ces horribles liquides
bleuâtres, troubles, épais, nauséabonds, qui se fabriquent à la
barrière, et il s’attendait à un haut-le-cœur, pour le moins, du
meurtrier…
Et pas du tout !… Mais il n’eut pas le loisir de chercher
les conclusions de ce fait. Un roulement au dehors annonçait
l’arrivée de la voiture de la Préfecture, lugubre véhicule, qui a
reçu entre autres noms celui de « panier à salade à compartiments.
»
Il fallut y porter la veuve Chupin, qui se débattait et criait à
l’assassin, puis le meurtrier fut invité à y prendre place.
Là, du moins, le jeune policier comptait sur quelque
manifestation de répugnance, et il guettait… Rien. L’homme monta
dans l’affreuse voiture le plus naturellement du monde, et même il
prit possession de son compartiment en habitué, qui connaît les
êtres et sait quelle position est la meilleure dans un si étroit
espace.
– Ah ! le mâtin est fort !… murmura Lecoq dépité, mais
je l’attends à la Préfecture.
Chapitre 12
Les portes de la voiture cellulaire étaient exactement
refermées, le conducteur fit claquer son fouet et la geôle roulante
partit au grand trot de ses deux vigoureux chevaux.
Lecoq avait pris place dans le cabriolet ménagé sur le devant,
entre le conducteur et le garde de Paris de service, et sa
préoccupation était si forte, que certes, il n’entendit rien de
leur conversation. Elle était des plus joviales, bien que troublée
par l’atroce voix de la veuve Chupin qui, enrageant dans son
compartiment, chantait où vomissait des injures,
alternativement.
Le jeune policier venait d’entrevoir le moyen de surprendre
quelque chose du secret que cachait ce meurtrier, qui, dans sa
conviction, – il en eût parié sa tête à couper, – devait avoir vécu
dans les sphères élevées de la société.
Que ce prévenu eût réussi à feindre de l’appétit, qu’il eût
surmonté le dégoût d’une boisson nauséabonde, qu’il fût monté sans
broncher dans le « panier à salade à compartiments, » il n’y avait
rien, là, de positivement extraordinaire de la part d’un homme doué
d’une forte volonté, et dont l’imminence du péril et l’espoir du
salut devaient décupler l’énergie.
Mais saurait-il se contraindre de même, lorsqu’il serait soumis
aux humiliantes formalités de l’écrou de la Permanence, formalités
qui, en certains cas, peuvent et doivent être poussées jusqu’aux
derniers outrages ?…
Non, Lecoq ne le pouvait supposer.
Sa persuasion était que très certainement l’horreur de la
flétrissure, l’exaspération de toutes les délicatesses violentées,
les révoltes de la chair et de la pensée, jetteraient le meurtrier
hors de soi et lui arracheraient un de ces mots caractéristiques
dont s’empare l’instruction.
C’est seulement quand la voiture cellulaire quitta le Pont-Neuf
pour prendre le quai de l’Horloge que le jeune policier parut
revenir à lui. Bientôt la lourde machine tourna sous un porche et
s’arrêta au milieu d’une cour étroite et humide.
Déjà Lecoq était à terre. Il ouvrit la porte du compartiment où
était enfermé le meurtrier, en lui disant :
– Nous sommes arrivés, descendez.
Il n’y avait pas de danger qu’il s’échappât. Une grille s’était
refermée, et d’ailleurs une douzaine, au moins, de surveillants et
d’agents s’étaient approchés, curieux de voir la moisson de coquins
de la nuit.
Délivré, le meurtrier était descendu lestement.
Encore une fois, sa physionomie avait changé. Elle n’exprimait
plus que la parfaite indifférence d’un homme éprouvé par bien
d’autres hasards.
L’anatomiste, étudiant le jeu d’un muscle, n’a pas l’attention
passionnée de Lecoq observant l’attitude, le visage, le regard du
meurtrier.
Quand son pied toucha le pavé verdâtre de la cour, il parut
éprouver une sensation de bien-être ; il aspira l’air à pleins
poumons, puis il se détira et se secoua violemment pour rendre
l’élasticité à ses membres engourdis par l’exiguïté du compartiment
du « panier à salade. »
Cela fait, il regarda autour de lui, et un sourire à peine
saisissable monta à ses lèvres.
On eût juré que ce lieu ne lui était pas étranger, qu’il avait
vu déjà ces hautes murailles noircies, ces fenêtres grillées, ces
portes épaisses, ces verrous, tout cet appareil sinistre de la
geôle.
– Mon Dieu !… pensa Lecoq ému, est-ce qu’il se
reconnaît !…
L’inquiétude du jeune policier redoubla, quand il vit l’homme,
sans une indication, sans un mot, sans un signe, se diriger vers
une des cinq ou six portes qui ouvraient sur la cour.
Il allait droit à celle qu’il fallait prendre en effet, tout
droit, sans une hésitation. Était-ce un hasard ?
Alors il devenait prodigieux, car le meurtrier ayant pénétré
dans un couloir assez obscur, marcha droit devant lui, tourna à
gauche, dépassa la salle des gardiens, laissa à droite le « parloir
des singes » et entra dans le greffe.
Un vieux repris de justice, un « cheval de retour », comme on
dit rue de Jérusalem, n’eût pas fait mieux.
Lecoq sentait comme une sueur froide perler le long de son
échine.
– Cet homme, pensait-il, est déjà venu ici ; il sait les
êtres !
Le greffe était une salle assez grande, mal éclairée par des
fenêtres trop petites à carreaux poussiéreux, chauffée outre mesure
par un poêle de fonte.
Là était le greffier, lisant un journal posé sur le registre
d’écrou, registre lugubre, où sont inscrits et décrits tous ceux
que l’inconduite, la misère, le crime, un coup de tête, une erreur
quelquefois, ont amené devant cette porte basse du Dépôt.
Trois ou quatre surveillants, attendant l’heure de leur service,
étaient à demi assoupis sur des bancs de bois.
Ces bancs, deux tables, quelques mauvaises chaises constituaient
l’ameublement.
Dans un coin, on apercevait la toise sous laquelle doivent
passer tous les inculpés. Car on les mesure, pour que le
signalement soit complet.
À l’entrée du prévenu et de Lecoq, le greffier leva la tête.
– Ah !… fit-il, la voiture est arrivée ?
– Oui, répondit le jeune policier.
Et tendant un des mandats signés par M. d’Escorval, il ajouta
:
– Voici les papiers de ce gaillard-là.
Le greffier prit le mandat, lut et tressauta.
– Oh !… exclama-t-il, un triple assassinat, oh !
oh !…
Positivement il regarda le prévenu avec plus de considération.
Ce n’était pas un prisonnier ordinaire, un méchant vagabond, un
vulgaire filou.
– Le juge d’instruction ordonne sa mise au secret, reprit-il, et
il faut lui donner des vêtements, les siens étant des pièces de
conviction… Vite que quelqu’un aille prévenir monsieur le
directeur, qu’on fasse attendre les autres voyageurs de la voiture…
Je vais, moi, écrouer ce gaillard-là dans les règles.
Le directeur n’était pas loin, il parut. Le greffier avait
préparé son registre.
– Votre nom ?… demanda-t-il au prévenu.
– Mai.
– Vos prénoms ?
– Je n’en ai pas.
– Comment, vous n’avez pas de prénoms !
Le meurtrier sembla réfléchir, puis d’un air bourru :
– Au fait, dit-il, autant vous dire de ne pas vous épuiser à
m’interroger ; je ne répondrai qu’au juge. Vous voudriez me
faire couper, n’est-ce pas ?… La belle malice !… mais je
la connais…
– Remarquez, observa le directeur, que vous aggravez votre
situation…
– Rien du tout !… Je suis innocent, vous voulez m’enfoncer,
je me défends. Tirez-moi maintenant des paroles du ventre, si vous
pouvez !… Mais vous feriez mieux de me rendre mon argent qu’on
m’a pris au poste. Cent trente-six francs huit sous !… J’en
aurai besoin quand je sortirai d’ici. Je veux qu’on les inscrive
sur le registre… Où sont-ils ?…
Cet argent avait été remis à Lecoq par le chef du poste ;
avec tout ce qui avait été trouvé sur le meurtrier quand on l’avait
fouillé une première fois. Il déposa le tout sur une table.
– Voici vos cent trente-six francs huit sous, dit-il, et de plus
votre couteau, votre mouchoir de poche et quatre cigares…
Le plus vif contentement se peignit sur les traits du
prévenu.
– Maintenant, reprit le greffier, voulez-vous
répondre ?
Mais le directeur avait compris l’inutilité de l’insistance, il
fit signe au greffier de se taire, et s’adressant à l’homme :
– Retirez vos chaussures, commanda-t-il.
À cet ordre, Lecoq crut voir vaciller le regard du meurtrier.
Était-ce une illusion ?
– Pourquoi faire ? demanda-t-il.
– Pour passer sous la toise, répondit le greffier ; il faut
que j’inscrive votre taille.
Le prévenu ne répondit pas, il s’assit et retira ses bottes de
gros cuir, dont l’une, celle de droite, avait le talon complètement
tourné en dedans. Il avait les pieds nus dans ses bottes
grossières.
– Vous ne mettez donc des chaussures que le dimanche ?… lui
demanda Lecoq.
– À quoi voyez-vous cela ?
– Parbleu !… à la boue dont vos pieds sont couverts jusqu’à
la cheville.
– Et après !… fit l’homme du ton le plus insolent. Est-ce
un crime de n’avoir pas les pieds comme une marquise ?…
– Ce ne serait pas votre crime, en tout cas, dit lentement le
jeune policier. Pensez-vous que je ne vois pas, en dépit de la
boue, combien vos pieds sont blancs et nets ?… Les ongles sont
soignés et passés à la lime…
Il s’interrompit. Un éclair de son génie investigateur
traversait son esprit.
Il avança vivement une chaise, étendit dessus un journal et dit
au meurtrier :
– Veuillez poser vos pieds là !…
L’homme essaya de faire des façons.
– Ah !… ne résistez pas, insista le directeur, nous sommes
en force.
Le prévenu se résigna. Il se plaça comme on le lui avait
ordonné, et Lecoq s’armant d’un canif se mit à détacher adroitement
les fragments de boue qui adhéraient à la peau.
Partout ailleurs qu’au greffe du Dépôt, on eût sans doute ri de
la besogne entreprise par Lecoq ; besogne mystérieuse, étrange
et grotesque tout à la fois.
Mais dans cette antichambre de la Cour d’assises, les actes les
plus futiles revêtent une teinte lugubre, le rire se glace aisément
sur les lèvres, et on ne s’étonne de rien.
Tous les assistants, d’ailleurs, depuis le directeur jusqu’au
dernier des gardiens, en avaient bien vu d’autres. Même il ne vint
à personne l’idée de demander au jeune policier à quelle
inspiration il obéissait.
Ce qui était clair, ce qui était acquis, c’est que le prévenu
allait disputer à la justice son identité, qu’il fallait à tout
prix la constater, et que probablement Lecoq avait imaginé un moyen
d’atteindre ce but.
Il eut, du reste, promptement terminé, et recueilli sur le
journal plein le creux de la main d’une poussière noirâtre.
Cette poussière, il la divisa en deux parts. Il en enveloppa une
dans un morceau de papier qu’il glissa dans sa poche, et présenta
l’autre au directeur en lui disant :
– Je vous prie, monsieur, de recevoir en dépôt et de sceller
ceci sous les yeux du prévenu. Il ne faut pas qu’il puisse, plus
tard, prétendre que, à cette poussière, on en a substitué
d’autre.
Le directeur fit ce qu’on lui demandait, et pendant qu’il
ficelait et cachetait dans un petit sac cette « pièce de
conviction, » le meurtrier haussait les épaules et ricanait.
Il est vrai que sous cette gaieté cynique, Lecoq croyait deviner
une poignante anxiété.
Le hasard lui devait bien la compensation de ce petit triomphe,
car les événements ultérieurs allaient tromper toutes ses
prévisions.
Ainsi, le meurtrier n’éleva aucune objection quand il reçut
l’ordre de se déshabiller, pour échanger ses vêtements souillés de
sang, contre le costume fourni par l’administration.
Pas un des muscles de son visage ne trahit le secret de son âme,
pendant qu’on soumettait sa personne à ces perquisitions
ignominieuses qui font monter le rouge au front des plus abjects
scélérats.
C’est avec une farouche insensibilité qu’il laissa les
surveillants peigner ses cheveux et sa barbe, et inspecter
l’intérieur de sa bouche, pour s’assurer qu’il ne cachait ni un de
ces ressorts de montre qui coupent les plus solides barreaux, ni un
de ces fragments microscopiques de mine de plomb, dont se servent
les prisonniers pour tracer ces billets qu’ils échangent, roulés
dans une boulette de mie de pain, et qu’ils appellent des «
postillons. »
Les formalités de l’écrou étaient accomplies, le directeur sonna
un gardien.
– Conduisez cet homme, lui dit-il, au numéro 3 des « secrets
».
Point ne fut besoin d’entraîner le prévenu. Il sortit comme il
était entré, précédant le gardien, en habitué qui sait où il
va.
– Quel bandit !… exclama le greffier.
– Vous croyez !… hasarda Lecoq, dérouté mais non
ébranlé.
– Ah !… il n’y a pas à en douter, déclara le directeur. Ce
gaillard est assurément un dangereux malfaiteur, un récidiviste…
Même il me semble l’avoir eu déjà pour locataire… j’en jurerais
presque.
Ainsi, ces gens d’une expérience consommée partageaient
l’opinion de Gévrol, Lecoq était seul de son avis.
Il ne discuta pas, cependant … à quoi bon ? D’ailleurs on
venait d’introduire la veuve Chupin.
Le voyage avait calmé ses nerfs, car elle était devenue plus
douce qu’un mouton.
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