d’Escorval, non sans surprise, car ayant déjà
employé Gévrol, il était loin de lui soupçonner l’ingéniosité, le
style surtout, du rapport.
– C’est donc vous, lui demanda-t-il, qui avez si rondement
conduit cette affaire ?
– Ma foi, non !… répondit l’homme de la Préfecture, je n’ai
pas tant d’esprit que ça, moi !… Je me contente de relever ce
que je découvre, et je dis : Voilà. Je veux bien être pendu si
toutes les imaginations de ce rapport existent ailleurs que dans la
cervelle de celui qui l’a fait… Des blagues, quoi !
Peut-être était-il de bonne foi, étant de ces gens que
l’amour-propre aveugle à ce point que, les yeux crevés par
l’évidence, ils la nient.
– Cependant, insista le juge, les femmes dont voici les
empreintes ont existé !… Le complice qui a laissé sur un
madrier ces flocons de laine est un être réel… Cette boucle
d’oreille est un indice réel, palpable…
Gévrol se tenait à quatre pour ne pas hausser les épaules.
– Tout cela, dit-il, s’explique sans qu’il soit besoin de
chercher midi à quatorze heures. Que le meurtrier ait un complice…
c’est possible. La présence des femmes est naturelle, partout où il
y a des filous, on rencontre des voleuses. Quant au diamant, que
prouve-t-il ?… Que les coquins avaient fait un bon coup,
qu’ils étaient venus ici partager le butin, et que du partage est
venue la querelle…
C’était une explication, et si plausible, que M. d’Escorval
garda le silence, se recueillant avant de prendre une
détermination.
– Décidément, déclara-t-il enfin, j’adopte l’hypothèse du
rapport… Quel en est l’auteur ?
La colère rendait Gévrol plus rouge qu’un homard.
– L’auteur, répondit-il, est un de mes agents que voici, un fort
et adroit, monsieur Lecoq !… Allons, malin, approche qu’on te
voie…
Le jeune policier s’avança, les lèvres contractées par ce
sourire de satisfaction qu’on appelle familièrement « la bouche en
cœur. »
– Mon rapport n’est qu’un sommaire, monsieur, commença-t-il,
mais j’ai certaines idées…
– Vous me les direz si je vous interroge, interrompit le
juge.
Et sans se soucier du désappointement de Lecoq, il prit dans le
portefeuille de son greffier deux imprimés qu’il remplit et qu’il
tendit à Gévrol, en disant :
– Voici deux mandats de dépôt… faites prendre, au poste où ils
sont consignés, l’inculpé et la maîtresse de ce cabaret, et qu’on
les conduise à la Préfecture, où on les tiendra au secret.
Cet ordre donné, M. d’Escorval se retournait déjà vers les
médecins, quand le jeune policier, au risque d’une rebuffade
nouvelle, intervint.
– Oserais-je, demanda-t-il, prier monsieur le juge de me confier
cette mission ?
– Impossible, je puis avoir besoin de vous ici.
– C’est que, monsieur, j’aurais aimé pour recueillir certains
indices, une occasion qui ne se représentera pas…
Le juge d’instruction comprit peut-être les intentions du jeune
agent.
– Soit donc, répondit-il, mais en ce cas vous m’attendrez à la
Préfecture où je me transporterai dès que j’aurai terminé ici…
Allez !…
Lecoq ne se fit pas répéter la permission ; il s’empara des
mandats et s’élança dehors.
Il ne courait pas, il volait à travers les terrains vagues. Des
fatigues de la nuit, il ne ressentait plus rien. Jamais il ne
s’était senti le corps si dispos et si alerte, l’esprit si net et
si lucide.
Il espérait, il avait confiance, et il eût été parfaitement
heureux, s’il eût eu affaire à un tout autre juge
d’instruction.
M. d’Escorval le gênait et le glaçait au point de paralyser ses
moyens. Puis, de quel air de dédain il l’avait toisé, de quel ton
impératif il lui avait imposé silence, et cela, lorsqu’il venait de
louer son travail…
– Mais bast !… se disait-il, est-ce qu’on a jamais ici-bas
une joie sans mélange !…
Et il courait…
Chapitre 11
Quand, après vingt minutes de course, Lecoq arriva à l’entrée de
la route de Choisy, le chef de poste de la place d’Italie faisait
les cent pas, la pipe aux dents, devant son corps de garde.
À son air soucieux, au coup d’œil inquiet qu’il jetait à chaque
instant sur une petite fenêtre munie d’un abat-jour, les passants
devaient reconnaître qu’il avait en cage, en ce moment, quelque
oiseau d’importance.
Dès qu’il reconnut le jeune policier, son front se dérida, et il
suspendit sa promenade.
– Eh bien !… demanda-t-il, quelles nouvelles ?
– J’apporte l’ordre de conduire les prisonniers à la
Préfecture.
Le chef de poste, aussitôt, se frotta les mains à s’enlever
l’épiderme.
– Grand bien leur fasse !… s’écria-t-il, la voiture
cellulaire passera d’ici à une heure, nous les y emballerons bien
gentiment, et fouette cocher !…
Force fut à Lecoq d’interrompre l’expansion de sa
satisfaction.
– Les prisonniers sont-ils seuls ? interrogea-t-il.
– Absolument seuls, la femme d’un côté, l’homme de l’autre … la
nuit n’a pas donné … une nuit de Dimanche gras !… c’est
surprenant. Il est vrai que votre chasse a été interrompue.
– Vous avez eu un ivrogne, cependant.
– Tiens ! oui … dans le fait … ce matin, au jour… Un pauvre
diable qui doit une fameuse chandelle à Gévrol.
Ce mot, ironie involontaire, devait aviver les regrets de
Lecoq.
– Une fameuse chandelle, en effet !… approuva-t-il.
– C’est sûr, quoique vous ayez l’air de rire : sans Gévrol, il
se faisait écraser.
– Et qu’est-il devenu, cet ivrogne ?…
Le chef de poste haussa les épaules.
– Ah !… dame !… répondit-il, vous m’en demandez
trop !… C’était un brave homme, qui avait passé la nuit chez
des amis, et que l’air a étourdi quand il est sorti. Il nous a
expliqué cela, quand il a été dégrisé, au bout d’une demi-heure.
Non, je n’ai jamais vu un homme si vexé. Il en pleurait. Il
répétait comme cela : Un père de famille, à mon âge !… c’est
honteux !… Qu’est-ce que va dire ma femme !… que
penseront les enfants !…
– Il parlait beaucoup de sa femme ?…
– Rien que d’elle… Il doit même nous avoir dit son nom… Eudoxie,
Léocadie… un nom dans ce genre-là, toujours. Il croyait, le pauvre
bonhomme, qu’il était fautif, et qu’on allait le garder en prison.
Il demandait à envoyer un commissionnaire chez lui. Quand on lui a
dit qu’il était libre, j’ai cru qu’il allait devenir fou de
plaisir, il nous embrassait les mains… Et il a filé !…
Ah ! il ne demandait pas son reste !
La raillerie du hasard continuait.
– Et vous l’avez mis avec le meurtrier ? interrogea
Lecoq.
– Comme de juste.
– Ils se sont parlé.
– Parlé !… plus souvent ! Le bonhomme était soûl, je
vous le répète, si soûl qu’il n’aurait pas seulement pu dire :
pain. Quand on l’a déposé dans le violon, pouf !… il est tombé
comme une souche. Dès qu’il s’est éveillé on lui a ouvert… Non, ils
ne se sont pas parlé.
Le jeune policier était devenu pensif.
– C’est bien cela, murmura-t-il.
– Vous dites ?…
– Rien.
Lecoq n’avait que faire de communiquer ses réflexions au chef de
poste. Elles n’étaient pas précisément gaies…
– Je l’avais compris, pensait-il, cet ivrogne, qui n’est autre
que le complice, a autant d’habileté que d’audace et de sang-froid.
Pendant que nous suivions ses traces, il nous épiait. Nous nous
éloignons, il ose pénétrer dans le cabaret. Puis il vient se faire
prendre ici, et grâce à un truc d’une simplicité enfantine, comme
tous les trucs qui réussissent, il parvient à parler au meurtrier.
Avec quelle perfection il a joué son rôle !… Tous les sergents
de ville y ont été pris, eux qui cependant se connaissent en
ivrognes !… Mais je sais qu’il jouait un rôle, c’est déjà
quelque chose… Je sais qu’il faut prendre le contre-pied de tout ce
qu’il a dit… Il a parlé de sa famille, de sa femme, de ses enfants…
donc il n’a ni enfants, ni femme, ni famille…
Il s’interrompit, il s’oubliait, ce n’était pas le moment de se
perdre en conjectures.
– Au fait, reprit-il à haute voix, comment était-il, cet
ivrogne ?
– C’était un grand et gros papa, rougeaud, avec des favoris
blancs, large figure, petits yeux, nez épaté, l’air bête et
jovial…, une manière de Jocrisse.
– Quel âge lui avez-vous donné ?
– De quarante à cinquante ans.
– Avez-vous quelque idée de sa profession ?
– Ma foi !… ce bonhomme avec sa casquette et son grand
mac-farlane marron doit être quelque petit boutiquier ou un
employé.
Ce signalement assez précis obtenu, c’était toujours autant de
pris ; Lecoq allait pénétrer dans le corps de garde quand une
réflexion l’arrêta.
– J’espère du moins, dit-il, que cet ivrogne n’a pas communiqué
avec la Chupin !…
Le chef de poste éclata de rire.
– Eh !… comment l’eût-il pu !… répondit-il. Est-ce que
la vieille n’est pas dans sa prison à elle !… Ah ! la
coquine ! Tenez, il n’y a pas une heure qu’elle a cessé de
hurler et de vociférer. Non !… de ma vie, je n’ai entendu des
horreurs et des abominations comme celles qu’elle nous criait.
C’était à faire rougir les pavés du poste ; même l’ivrogne en
était tellement interloqué qu’il est allé lui parler au judas pour
l’engager à se taire….
Le jeune policier eut un si terrible geste que le chef du poste
s’arrêta court.
– Qu’y a-t-il donc ? balbutia-t-il. Vous vous fâchez …
pourquoi ?
– Parce que, répondit Lecoq furieux, parce que…
Et ne voulant pas avouer la cause vraie de sa colère, il entra
au poste en disant qu’il allait voir le prisonnier.
Resté seul, le chef de poste se mit à jurer à son tour.
– Ces « cocos » de la sûreté sont toujours les mêmes,
grondait-il, tous. Ils vous questionnent, on leur dit tout ce
qu’ils veulent savoir, et après, si on leur demande quelque chose,
ils vous répondent : « rien » ou « parce que » !…
Farceurs !… Ils ont trop de chance, et ça les rend fiers. Pas
de garde, pas d’uniforme, la liberté… Mais où donc est passé
celui-ci ?
L’œil collé au judas qui sert aux hommes de garde à surveiller
les prisonniers du violon, Lecoq examinait avidement le
meurtrier.
C’était à se demander si c’était bien là le même homme qu’il
avait vu quelques heures plus tôt à la Poivrière, debout
sur le seuil de la porte de communication, tenant la ronde en
respect, enflammé par toutes les furies de la haine, le front haut,
l’œil étincelant, la lèvre frémissante….
Maintenant, toute sa personne trahissait le plus effroyable
affaissement, l’abandon de soi, l’anéantissement de la pensée,
l’hébétude, le désespoir…
Il était assis en face du judas, sur un banc grossier, les
coudes sur les genoux, le menton dans la main, l’œil fixe, la lèvre
pendante…
– Non, murmura Lecoq, non cet homme n’est pas ce qu’il paraît
être.
Il l’avait examiné, il voulut lui parler. Il entra, l’homme leva
la tête, arrêta sur lui un regard sans expression, mais ne dit
mot.
– Eh bien !… demanda le jeune policier, comment cela
va-t-il ?
– Je suis innocent ! répondit l’homme d’une voix
rauque.
– Je l’espère bien … mais c’est l’affaire du juge. Moi je viens
savoir si vous n’auriez pas besoin de prendre quelque chose…
– Non !
Sur la seconde même, le meurtrier se ravisa.
– Tout de même, ajouta-t-il, je casserais bien une croûte,
histoire de boire un verre de vin.
– On vous sert, répondit Lecoq.
Il sortit aussitôt, et tout en courant dans le voisinage pour
acheter quelques comestibles, il se pénétrait de cette idée, qu’en
demandant à boire après un refus, l’homme n’avait songé qu’à la
vraisemblance du personnage qu’il prétendait jouer…
Quoi qu’il en fût, le meurtrier mangea du meilleur appétit.
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