Il
tenait au bout du doigt la vie de Gévrol ; allait-il presser
la détente ?
Non. Il lança violemment son arme à terre en disant :
– Venez donc me prendre !
Et se retournant, il se ramassa sur lui-même, pour s’élancer
dans la pièce voisine, pour fuir par quelque issue connue de
lui.
Gévrol avait deviné ce mouvement. Il bondit en avant, lui aussi,
les bras étendus, mais la table l’arrêta.
– Ah !… cria-t-il, le misérable nous échappe.
Déjà le sort du misérable était fixé.
Tandis que Gévrol parlementait, un des agents – celui de la
fenêtre – avait tourné la maison et y avait pénétré par la porte de
derrière.
Quand le meurtrier prit son élan, il se précipita sur lui, il
l’empoigna à la ceinture, et avec une vigueur et une adresse
surprenantes, le repoussa.
L’homme voulut se débattre, résister ; en vain. Il avait
perdu l’équilibre, il chancela et bascula par-dessus la table qui
l’avait protégé, en murmurant assez haut pour que tout le monde pût
l’entendre :
– Perdu ! C’est les Prussiens qui arrivent.
Cette simple et décisive manœuvre, qui assurait la victoire,
devait enchanter l’inspecteur de la Sûreté.
– Bien, mon garçon, dit-il à son agent, très bien !…
Ah ! tu as la vocation, toi, et tu iras loin, si jamais une
occasion…
Il s’interrompit. Tous les siens partageaient si manifestement
son enthousiasme que la jalousie le saisit. Il vit son prestige
diminué et se hâta d’ajouter :
– Ton idée m’était venue, mais je ne pouvais la communiquer sans
donner l’éveil au gredin.
Ce correctif était superflu. Les agents ne s’occupaient plus que
du meurtrier. Ils l’avaient entouré, et après lui avoir attaché les
pieds et les mains, ils le liaient étroitement sur une chaise.
Lui se laissait faire. À son exaltation furieuse se avait
succédé cette morne prostration qui suit tous les efforts
exorbitants. Ses traits n’exprimaient plus qu’une farouche
insensibilité, l’hébétude de la bête fauve prise au piège.
Évidemment, il se résignait et s’abandonnait.
Dès que Gévrol vit que ses hommes avaient terminé leur besogne
:
– Maintenant, commanda-t-il, inquiétons-nous des autres, et
éclairez-moi, car le feu ne flambe plus guère.
C’est par les deux individus étendus en travers de la porte que
l’inspecteur de la Sûreté commença son examen.
Il interrogea le battement de leur cœur ; le cœur ne
battait plus.
Il tint près de leurs lèvres le verre de sa montre ; le
verre resta clair et brillant.
– Rien ! murmura-t-il après plusieurs expériences,
rien ; ils sont morts. Le mâtin ne les a pas manqués.
Laissons-les dans la position où ils sont jusqu’à l’arrivée de la
justice et voyons le troisième.
Le troisième respirait encore.
C’était un tout jeune homme, portant l’uniforme de l’infanterie
de ligne. Il était en petite tenue, sans armes, et sa grande capote
grise entr’ouverte laissait voir sa poitrine nue.
On le souleva avec mille précautions, car il geignait
pitoyablement à chaque mouvement, et on le plaça sur son séant, le
dos appuyé contre le mur.
Alors, il ouvrit les yeux, et d’une voix éteinte demanda à
boire.
On lui présenta une tasse d’eau, il la vida avec délices, puis
il respira longuement et parut reprendre quelques forces.
– Où es-tu blessé ? demanda Gévrol.
– À la tête, tenez, là, répondit-il en essayant de soulever un
de ses bras, oh ! que je souffre !…
L’agent qui avait coupé la retraite du meurtrier s’était
approché, et avec une dextérité qui lui eût enviée un vieux
chirurgien, il palpait la plaie béante que le jeune homme avait un
peu au-dessus de la nuque.
– Ce n’est pas grand’chose, prononça-t-il.
Mais il n’y avait pas à se méprendre au mouvement de sa lèvre
inférieure. Il était clair qu’il jugeait la blessure très
dangereuse, sinon mortelle.
– Ce ne sera même rien, affirma Gévrol, les coups à la tête,
quand ils ne tuent pas roide, guérissent dans le mois.
Le blessé sourit tristement.
– J’ai mon compte, murmura-t-il.
– Bast !…
– Oh !… Il n’y a pas à dire non, je le sens. Mais je ne me
plains pas. Je n’ai que ce que je mérite.
Tous les agents, sur ces mots, se retournèrent vers le
meurtrier. Ils pensaient qu’il allait profiter de cette déclaration
pour renouveler ses protestations d’innocence.
Leur attente fut déçue : il ne bougea pas, bien qu’il eût très
certainement entendu.
– Mais voilà, poursuivit le blessé, d’une voix qui allait
s’éteignant, ce brigand de Lacheneur m’a entraîné.
– Lacheneur ?…
– Oui, Jean Lacheneur, un ancien acteur, qui m’avait connu quand
j’étais riche…, car j’ai eu de la fortune, mais j’ai tout mangé, je
voulais m’amuser… Lui, me sachant sans le sou, est venu à moi, et
il m’a promis assez d’argent pour recommencer ma vie d’autrefois…
Et c’est pour l’avoir cru, que je vais crever comme un chien, dans
ce bouge !… Oh ! je veux me venger !
À cet espoir, ses poings se crispèrent pour une dernière
menace.
– Je veux me venger, dit-il encore. J’en sais long, plus qu’il
ne croit… je dirai tout !…
Il avait trop présumé de ses forces.
La colère lui avait donné un instant d’énergie, mais c’était au
prix du reste de vie qui palpitait en lui.
Quand il voulut reprendre, il ne le put. À deux reprises, il
ouvrit la bouche ; il ne sortit de sa gorge qu’un cri étouffé
de rage impuissante.
Ce fut la dernière manifestation de son intelligence. Une écume
sanglante vint à ses lèvres, ses yeux se renversèrent, son corps se
roidit, et une convulsion suprême le rabattit la face contre
terre.
– C’est fini, murmura Gévrol.
– Pas encore, répondit le jeune agent dont l’intervention avait
été si utile ; mais il n’en a pas pour dix minutes. Pauvre
diable !… Il ne dira rien.
L’inspecteur de la sûreté s’était redressé, aussi calme que s’il
eût assisté à la scène la plus ordinaire du monde, et soigneusement
il époussetait les genoux de son pantalon.
– Bast !… répondit-il, nous saurons quand même ce que nous
avons intérêt à savoir. Ce garçon est troupier, et il a sur les
boutons de sa capote le numéro de son régiment, ainsi !…
Un fin sourire plissa les lèvres du jeune agent.
– Je crois que vous vous trompez, Général, dit-il.
– Cependant…
– Oui, je sais, en le voyant sous l’habit militaire, vous avez
supposé… Eh bien !… non. Ce malheureux n’était pas soldat. En
voulez-vous une preuve immédiate, entre dix ?… Regardez s’il
est tondu en brosse, à l’ordonnance ? Où avez-vous vu des
troupiers avec des cheveux tombant sur les épaules ?
L’objection interdit le général, mais il se remit vite.
– Penses-tu, fit-il brusquement, que j’ai mes yeux dans ma
poche ? Ta remarque ne pas échappé ; seulement, je me
suis dit : Voilà un gaillard qui profite de ce qu’il est en congé
pour se passer du perruquier.
– À moins que…
Mais Gévrol n’admet pas les interruptions.
– Assez causé !… prononça-t-il. Tout ce qui s’est passé,
nous allons l’apprendre. La mère Chupin n’est pas morte, elle, la
coquine !
Tout en parlant, il marchait vers la vieille qui était restée
obstinément accroupie sur son escalier. Depuis l’entrée de la
ronde, elle n’avait ni parlé, ni remué, ni hasardé un regard.
Seulement, ses gémissements n’avaient pas discontinué.
D’un geste rapide, Gévrol arracha le tablier qu’elle avait
ramené sur sa tête, et alors elle apparut telle que l’avaient faite
les années, l’inconduite, la misère, et des torrents d’eau-de-vie
et de mêle-cassis : ridée, ratatinée, édentée, éraillée, n’ayant
plus sur les os que la peau, plus jaune et plus sèche qu’un vieux
parchemin.
– Allons, debout !… dit l’inspecteur. Ah ! tes
jérémiades ne me touchent guère. Tu devrais être fouettée, pour les
drogues infâmes que tu mets dans tes boissons, et qui allument des
folies furieuses dans les cervelles des ivrognes.
La vieille promena autour de la salle ses petits yeux rougis, et
d’un ton larmoyant :
– Quel malheur !… gémit-elle, Qu’est-ce que je vais
devenir ! Tout est cassé, brisé ! Me voilà ruinée.
Elle ne paraissait sensible qu’à la perte de sa vaisselle.
– Voyons, interrogea Gévrol, comment la bataille est-elle
venue ?
– Hélas !… Je ne le sais seulement pas. J’étais là-haut à
rapiécer des nippes à mon fils, quand j’ai entendu une dispute.
– Et après ?
– Comme de juste, je suis descendue, et j’ai vu ces trois qui
sont étendus là, qui cherchaient des raisons à cet autre que vous
avez attaché, le pauvre innocent. Car il est innocent, vrai comme
je suis une honnête femme.
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