Si mon fils Polyte avait été là, il se
serait mis entre eux ; mais moi, une veuve, qu’est-ce que je
pouvais faire ? J’ai crié à la garde de toutes mes forces…
Elle se rassit, sur ce témoignage, pensant en avoir dit assez.
Mais Gévrol la contraignit brutalement de se relever.
– Oh ! nous n’avons pas fini, dit-il, je veux d’autres
détails.
– Lesquels, cher monsieur Gévrol, puisque je n’ai rien vu.
La colère commençait à rougir les maîtresses oreilles de
l’inspecteur.
– Que dirais-tu, la vieille, fit-il, si je t’arrêtais ?
– Ce serait une grande injustice.
– C’est ce qui arrivera cependant si tu t’obstines à te taire.
J’ai idée qu’une quinzaine à Saint-Lazare te délierait joliment la
langue.
Ce nom produisit sur la veuve Chupin l’effet d’une pile
électrique. Elle abandonna subitement ses hypocrites lamentations,
se redressa, campa fièrement ses poings sur ses hanches et se mit à
accabler d’invectives Gévrol et ses agents, les accusant d’en
vouloir à sa famille, car ils avaient déjà arrêté son fils, un
excellent sujet, jurant qu’au surplus elle ne craignait pas la
prison, et que même elle serait bien aise d’y finir ses jours à
l’abri du besoin.
Un moment, le général essaya d’imposer silence à l’affreuse
mégère, mais il reconnut qu’il n’était pas de force, d’ailleurs
tous ses agents riaient. Il lui tourna donc le dos, et, s’avançant
vers le meurtrier :
– Toi, du moins, fit-il, tu ne nous refuseras pas des
explications.
L’homme hésita un moment.
– Je vous ai dit, répondit-il enfin, tout ce que j’avais à vous
dire. Je vous ai affirmé que je suis innocent, et un homme prêt à
mourir, frappé de ma main, et cette vieille femme ont confirmé ma
déclaration. Que voulez-vous de plus ? Quand le juge
m’interrogera, je répondrai peut-être ; jusque-là, n’espérez
pas un mot.
Il était aisé de voir que la détermination de l’homme était
irrévocable, et elle ne devait pas surprendre un vieil inspecteur
de la sûreté.
Très souvent des criminels, sur le premier moment, opposent à
toutes les questions le mutisme le plus absolu. Ceux-là sont les
expérimentés, les habiles, ceux qui préparent des nuits blanches
aux juges d’instruction.
Ils ont appris, ceux-là, qu’un système de défense ne s’improvise
pas, que c’est au contraire une œuvre de patience et de méditation,
où tout doit se tenir et s’enchaîner logiquement.
Et sachant quelle portée terrible peut avoir au cours de
l’instruction une réponse insignifiante en apparence, arrachée au
trouble du flagrant délit, il se taisait, il gagnait du temps.
Cependant, Gévrol allait peut-être insister, quand on lui
annonça que le « soldat » venait de rendre le dernier soupir.
– Puisque c’est ainsi, mes enfants, prononça-t-il, deux d’entre
vous vont rester ici, et je filerai avec les autres. J’irai
réveiller le commissaire de police, et je lui remettrai
l’affaire ; il s’en arrangera, et selon ce qu’il décidera,
nous agirons. Ma responsabilité, en tout cas, sera à couvert.
Ainsi, déliez les jambes de notre pratique et attachez un peu les
mains de la mère Chupin, nous les déposerons au poste en
passant.
Tous les agents s’empressèrent d’obéir, à l’exception du plus
jeune d’entre eux, celui qui avait mérité les éloges du
Général.
Il s’approcha de son chef, et lui faisant signe qu’il avait à
lui parler, il l’entraîna dehors.
Lorsqu’ils furent à quelques pas de la maison :
– Que me veux-tu ? demanda Gévrol.
– Je voudrais savoir, Général, ce que vous pensez de cette
affaire.
– Je pense, mon garçon, que quatre coquins se sont rencontrés
dans ce coupe-gorge. Ils se sont pris de querelle, et des propos
ils en sont venus aux coups. L’un d’eux avait un revolver, il a tué
les autres. C’est simple comme bonjour. Selon ses antécédents et
aussi selon les antécédents des victimes, l’assassin sera jugé.
Peut-être la société lui doit-elle des remerciements…
– Et vous jugez inutiles les recherches, les investigations…
– Absolument inutiles.
Le jeune agent parut se recueillir.
– C’est qu’il me semble à moi, Général, reprit-il, que cette
affaire n’est pas parfaitement claire. Avez-vous étudié le
meurtrier, examiné son maintien, observé son regard ?…
Avez-vous surpris comme moi…
– Et ensuite ?
– Eh bien !… il me semble, je me trompe peut-être ;
mais enfin je crois que les apparences nous trompent. Oui, je sens
quelque chose…
– Bah ?… Et comment expliques-tu cela ?
– Comment expliquez-vous le flair du chien de chasse ?
Gévrol, champion de la police positiviste, haussait
prodigieusement les épaules.
– En un mot, dit-il, tu devines ici un mélodrame … un
rendez-vous de grands seigneurs déguisés, à la Poivrière,
chez la Chupin … comme à l’Ambigu… Cherche, mon garçon, cherche, je
te le permets…
– Quoi !… vous permettez…
– C’est-à-dire que j’ordonne… Tu vas rester ici avec celui de
tes camarades que tu choisiras… Et si tu trouves quelque chose que
je n’aie pas vu, je te permets de me payer une paire de
lunettes.
Chapitre 2
L’agent auquel Gévrol abandonnait une information qu’il jugeait
inutile, était un débutant dans « la partie. »
Il s’appelait Lecoq.
C’était un garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, presque
imberbe, pâle, avec la lèvre rouge et d’abondants cheveux noirs
ondés. Il était un peu petit, mais bien pris, et ses moindres
mouvements trahissaient une vigueur peu commune.
En lui, d’ailleurs, rien de remarquable, sinon l’œil, qui selon
sa volonté, étincelait ou s’éteignait comme le feu d’un phare à
éclipses, et le nez, dont les ailes larges et charnues avaient une
surprenante mobilité.
Fils d’une riche et honorable famille de Normandie, Lecoq avait
reçu une bonne et solide éducation.
Il commençait son droit à Paris, quand dans la même semaine,
coup sur coup, il apprit que son père, complètement ruiné, venait
de mourir, et que sa mère ne lui avait survécu que quelques
heures.
Désormais il était seul au monde, sans ressources…, et il
fallait vivre. Il put apprécier sa juste valeur ; elle était
nulle.
L’Université, avec le diplôme de bachelier, ne donne pas de
brevet de rentes viagères. C’est une lacune. À quoi servait à
l’orphelin sa science du lycée ?
Il envia le sort de ceux qui, ayant un état au bout des bras,
peuvent entrer hardiment chez le premier patron venu et dire : Je
voudrais de l’ouvrage.
Ceux-là travaillent et mangent.
Lui, demanda du pain à tous les métiers qui sont le lot des
déclassés. Métiers ingrats !… Il y a cent mille déclassés à
Paris.
N’importe !… Il fit preuve d’énergie. Il donna des leçons
et copia des rôles pour un avoué. Un jour, il débuta dans la
nouveauté ; le mois suivant, il allait proposer à domicile des
rossignols de librairie. Il fut courtier d’annonces, maître
d’études, dénicheur d’assurances, placier à la commission….
En dernier lieu, il avait obtenu un emploi près d’un astronome
dont le nom est une autorité, le baron Moser. Il passait ses
journées à remettre au net des calculs vertigineux, à raison de
cent francs par mois.
Mais le découragement arrivait. Après cinq ans, il se trouvait
au même point. Il était pris d’accès de rage quand il récapitulait
les espérances avortées, les tentatives vaines, les affronts
endurés.
Le passé avait été triste, le présent était presque intolérable,
l’avenir menaçait d’être affreux.
Condamné à de perpétuelles privations, il essayait du moins
d’échapper aux dégoûts de la réalité en se réfugiant dans le
rêve.
Seul en son taudis, après un écœurant labeur, poigné par les
mille convoitises de la jeunesse, il songeait aux moyens de
s’enrichir d’un coup, du soir au lendemain.
Sur cette pente, son imagination devait aller loin. Il n’avait
pas tardé à admettre les pires expédients.
Mais à mesure qu’il s’abandonnait à ses chimères, il découvrait
en lui de singulières facultés d’invention et comme l’instinct du
mal. Les vols les plus audacieux et réputés les plus habiles,
n’étaient, à son jugement, que d’insignes maladresses.
Il se disait que s’il voulait, lui !… Et alors il
cherchait, et il trouvait des combinaisons étranges, qui assuraient
le succès et garantissaient mathématiquement l’impunité. Bientôt,
ce fut chez lui une manie, un délire. Au point que ce garçon,
admirablement honnête, passait sa vie à perpétrer, par la pensée,
les plus abominables méfaits.
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