Tant, que lui-même s’effraya de ce
jeu. Il ne fallait qu’une heure d’égarement pour passer de l’idée
au fait, de la théorie à la pratique.
Puis, ainsi qu’il advient à tous les monomanes, l’heure sonna où
les bizarres conceptions qui emplissaient sa cervelle
débordèrent.
Un jour, il ne put s’empêcher d’exposer à son patron un petit
plan qu’il avait conçu et mûri, et qui eût permis de rafler cinq ou
six cent mille francs sur les places de Londres et de Paris. Deux
lettres et une dépêche télégraphique, et le tour était joué. Et
impossible d’échouer, et pas un soupçon à craindre.
L’astronome, stupéfait de la simplicité du moyen, admira. Mais,
à la réflexion, il jugea peu prudent de garder près de soi un
secrétaire si ingénieux.
C’est pourquoi, le lendemain, il lui remit un mois
d’appointements et le congédia en lui disant :
– Quand on a vos dispositions et, qu’on est pauvre, on devient
un voleur fameux ou un illustre policier. Choisissez.
Lecoq se retira confus, mais la phrase de l’astronome devait
germer dans son esprit.
– Au fait, se disait-il, pourquoi ne pas suivre un bon
conseil ?
La police ne lui inspirait aucune répugnance, loin de là.
Souvent il avait admiré cette mystérieuse puissance dont la volonté
est rue de Jérusalem et la main partout ; qu’on ne voit ni
n’entend, et qui néanmoins entend et voit tout.
Il fut séduit par la perspective d’être l’instrument de cette
Providence au petit pied. Il entrevit un utile et honorable emploi
du génie particulier qui lui avait été départi, une existence
d’émotions et de luttes passionnées, des aventures inouïes, et au
bout la célébrité.
Bref, la vocation l’emportait.
Si bien que la semaine suivante, grâce à une lettre de
recommandation du baron Moser, il était admis à la Préfecture, en
qualité d’auxiliaire du service de la sûreté.
Un désenchantement assez cruel l’attendait à ses débuts. Il
avait vu les résultats, non les moyens. Sa surprise fut celle d’un
naïf amateur de théâtre pénétrant pour la première fois dans les
coulisses, et voyant de près les décors et les trucs qui, à
distance, éblouissent.
Mais il avait l’enthousiasme et le zèle de l’homme qui se sent
dans sa voie. Il persévéra, voilant d’une fausse modestie son envie
de parvenir, se fiant aux circonstances pour faire tôt ou tard
éclater sa supériorité.
Eh bien !… l’occasion qu’il souhaitait si ardemment, qu’il
épiait depuis des mois, il venait, croyait-il, de la trouver à la
Poivrière.
Pendant qu’il était suspendu à la fenêtre, il vit, aux éclairs
de son ambition, le chemin du succès.
Ce n’était d’abord qu’un pressentiment. Ce fut bientôt une
présomption, puis une conviction basée sur des faits positifs qui
avaient échappé à tous, mais qu’il avait recueillis et notés.
La fortune se décidait en sa faveur ; il le reconnut en
voyant Gévrol négliger jusqu’aux formalités les plus élémentaires,
en l’entendant déclarer d’un ton péremptoire qu’il fallait
attribuer ce triple meurtre à une de ces querelles féroces si
fréquentes entre rôdeurs de barrières.
– Va, pensait-il, marche, enferre-toi ; crois-en les
apparences, puisque tu ne sais rien découvrir au-delà. Je te
démontrerai que ma jeune théorie vaut un peu mieux que ta vieille
pratique.
Le laisser-aller de l’inspecteur autorisait Lecoq à reprendre
l’information en sous-œuvre, secrètement, pour son compte. Il ne
voulut pas agir ainsi.
En prévenant son supérieur avant de rien tenter, il allait
au-devant d’une accusation d’ambition ou de mauvaise camaraderie.
Ce sont des accusations graves, dans une profession où les
rivalités d’amour-propre ont des violences inouïes, où les vanités
blessées peuvent se venger par toutes sortes de méchants tours ou
de petites trahisons.
Il parla donc… assez pour pouvoir dire en cas de succès : «
Eh ! je vous avais averti !… » assez peu pour ne pas
éclairer les ténèbres de Gévrol.
La permission qu’il obtint était un premier triomphe, et du
meilleur augure ; mais il sut dissimuler, et c’est du ton le
plus détaché qu’il pria un de ses collègues de rester avec lui.
Puis, tandis que les autres s’apprêtaient à partir, il s’assit
sur le coin d’une table, étranger en apparence à tout ce qui se
passait, n’osant relever la tête tant il craignait de trahir sa
joie, tant il tremblait qu’on ne lût dans ses yeux ses projets et
ses espérances.
Intérieurement, il était dévoré d’impatience. Si le meurtrier se
prêtait de bonne grâce aux précautions à prendre pour qu’il ne pût
s’évader, il avait fallu se mettre à quatre pour lier les poignets
de la veuve Chupin, qui se débattait en hurlant comme si on l’eût
brûlée vive.
– Ils n’en termineront pas ! se disait Lecoq.
Ils finirent cependant. Gévrol donna l’ordre du départ, et
sortit le dernier après avoir adressé à son subordonné un adieu
railleur.
Lui ne répondit pas. Il s’avança jusque sur le seuil de la porte
pour s’assurer que la ronde s’éloignait réellement.
Il frissonnait à cette idée que Gévrol pouvait réfléchir, se
raviser et revenir prendre l’affaire, comme c’était son droit.
Ses anxiétés étaient vaines. Peu à peu le pas des hommes
s’éteignit, les cris de la veuve Chupin se perdirent dans la nuit.
On n’entendit plus rien.
Alors Lecoq rentra. Il n’avait plus à cacher sa joie, son œil
étincelait. Comme un conquérant qui prend possession d’un empire,
il frappa du pied le sol en s’écriant :
– Maintenant, à nous deux !…
Chapitre 3
Autorisé par Gévrol à choisir l’agent qui resterait avec lui à
la Poivrière, Lecoq s’était adressé à celui qu’il estimait
le moins intelligent.
Ce n’était pas, de sa part, crainte d’avoir à partager les
bénéfices d’un succès, mais nécessité de garder sous la main un
aide dont il pût, à la rigueur, se faire obéir.
C’était un bonhomme de cinquante ans, qui, après un congé dans
la cavalerie, était entré à la Préfecture.
Du modeste poste qu’il occupait, il avait vu se succéder bien
des préfets, et on eût peuplé un bagne, rien qu’avec les
malfaiteurs qu’il avait arrêtés de sa main.
Il n’en était ni plus fort ni plus zélé. Quand on lui donnait un
ordre, il l’exécutait militairement, tel qu’il l’avait compris.
S’il l’avait mal compris, tant pis !
Il faisait son métier à l’aveugle, comme un vieux cheval tourne
un manège.
Quand il avait un instant de liberté, et de l’argent, il
buvait.
Il traversait la vie entre deux vins, sans toutefois dépasser
jamais un certain état de demi lucidité.
On avait su autrefois, puis oublié son nom. On l’appelait le
père Absinthe.
Comme de raison, il ne remarqua ni l’enthousiasme, ni l’accent
de triomphe de son jeune compagnon.
– Ma foi ! lui dit-il, dès qu’ils furent seuls, tu as eu en
me retenant ici une fière idée, et je t’en remercie. Pendant que
les camarades vont passer la nuit à patauger dans la neige, je vais
faire un bon somme.
Il était là, dans un bouge qui suait le sang, où palpitait le
crime, en face des cadavres chauds encore de trois hommes
assassinés, et il parlait de dormir.
Au fait que lui importait !… Il avait tant vu en sa vie de
scènes pareilles ! L’habitude n’amène-t-elle pas fatalement
l’indifférence professionnelle, prodigieux phénomène qui donne au
soldat le sang-froid au milieu de la mêlée, au chirurgien
l’impassibilité quand le patient hurle et se tord sous son
bistouri.
– Je suis allé là-haut jeter un coup d’œil, poursuivit le
bonhomme, j’ai vu un lit, chacun de nous montera la garde à son
tour….
D’un geste impérieux, Lecoq l’interrompit.
– Rayez cela de vos papiers, père Absinthe, déclara-t-il, nous
ne sommes pas ici pour flâner, mais bien pour commencer
l’information, pour nous livrer aux plus minutieuses recherches et
tâcher de recueillir des indices… Dans quelques heures arriveront
le commissaire de police, le médecin, le juge d’instruction… je
veux avoir un rapport à leur présenter.
Cette proposition parut révolter le vieil agent.
– Eh ! à quoi bon !… s’écria-t-il. Je connais le
Général. Quand il va chercher le commissaire, comme ce soir, c’est
qu’il est sûr qu’il n’y a rien à faire. Penses-tu voir quelque
chose où il n’a rien vu ?…
– Je pense que Gévrol peut se tromper comme tout le monde. Je
crois qu’il s’est fié trop légèrement à ce qui lui a semblé
l’évidence ; je jurerais que cette affaire n’est pas ce
qu’elle paraît être ; je suis sûr que, si vous le voulez, nous
découvrirons ce que cachent les apparences.
Si grande que fut la véhémence du jeune policier, elle toucha si
peu le vieux, qu’il bâilla à se décrocher la mâchoire en disant
:
– Tu as peut-être raison, mais moi je monte me jeter sur le lit.
Que cela ne t’empêche pas de chercher ; si tu trouves, tu
m’éveilleras.
Lecoq ne donna aucun signe d’impatience et même, en réalité, il
ne s’impatientait pas. C’était une épreuve qu’il tentait.
– Vous m’accorderez bien un moment, reprit-il. En cinq minutes,
montre en main, je me charge de vous faire toucher du doigt le
mystère que je soupçonne.
– Va pour cinq minutes.
– Du reste, vous êtes libre, papa. Seulement, il est clair que,
si j’agis seul, j’empocherai seul la gratification que vaudrait
infailliblement une découverte.
À ce mot gratification, le vieux policier dressa l’oreille. Il
eut l’éblouissante vision d’un nombre infini de bouteilles de la
liqueur verte dont il portait le nom.
– Persuade-moi donc, dit-il, en s’asseyant sur un tabouret qu’il
avait relevé.
Lecoq resta debout devant lui, bien en face.
– Pour commencer, interrogea-t-il, qu’est-ce, à votre avis, que
cet individu que nous avons arrêté ?
– Un déchargeur de bateaux, probablement, ou un ravageur.
– C’est-à-dire un homme appartenant aux plus humbles conditions
de la société, n’ayant en conséquence reçu aucune éducation.
– Justement.
C’est les yeux sur les yeux de son compagnon, que Lecoq parlait.
Il se défiait de soi comme tous les gens d’un mérite réel, et il
s’était dit que s’il réussissait à faire pénétrer ses convictions
dans l’esprit obtus de ce vieil entêté, il serait assuré de leur
justesse.
– Eh bien !… continua-t-il, que me répondrez-vous si je
vous prouve que cet individu a reçu une éducation distinguée,
raffinée même ?…
– Je répondrai que c’est bien extraordinaire, je répondrai …
mais bête que je suis, tu ne me prouveras jamais cela.
– Si, et très facilement.
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