Mais grâce à vous maintenant, compère, nous sommes de jeu ! »

 

La grande brise des Flandres roulait derrière les persiennes closes avec un grondement marin. De Rosendaël à Poperinghe, sur les collines naines, les moulins surmenés se jetaient l’un à l’autre leur cri déchirant. Par intervalles un nuage de givre, venu des profondeurs de la banquise infinie, fendait l’air de son coup de hache, tombait en sifflant sur la plaine, et c’était à travers la route gelée, aussi dure qu’une enclume, comme le claquement de dix mille sabots, une fuite immense… Sacré petit homme vert ! Il parlait encore que l’on entendit sonner l’angélus et le père lui-même, coudes sur la table, eut ce frisson douloureux, puéril, d’un dormeur réveillé à l’improviste… Quelle admirable histoire ! Les Vandomme rivaux de la Maison de Lorraine, non moins antiques et presque aussi puissants qu’elle, mais décourageant peu à peu la fortune par d’étranges excès, perdant et regagnant vingt fois leur héritage jusqu’à ce seigneur qui fit la traite en Afrique… « Ah ! mes amis, redoutez ce sang généreux que ni l’épreuve ni le temps n’ont refroidi, je le crains… Demeurez de braves gens, lorsque la Providence, par mes soins, vous aura rendu, à défaut des biens de vos ancêtres, leur nom justement honoré ! Pour moi, je jure d’accomplir ce que je dois à la mémoire du meilleur des grands-pères, qui fut un si fidèle ami. »

 

L’ancien émigré partit un soir, ayant troqué son roussin contre une excellente jument boulonnaise, sur laquelle on dut le hisser, ainsi qu’un singe vert, car il était fameusement ivre. Hélas ! nul, à Erighem, ne sut jamais rien de plus de ce merveilleux petit homme, car deux jours plus tard on retrouva sa dépouille, scalpée par les loups, en pleine forêt de Lambercke, au bord de l’étang gelé.

 

…………………………

 

– Racontez-moi, racontez-moi, supplia l’infirme. Et d’abord êtes-vous bien sûr d’avoir compris ?

 

– Oui et non… Pas un moment il n’a ouvert les yeux, ni seulement bougé les doigts que je tenais serrés dans ma main, mais sa voix était quand même haute et forte, elle sonnait comme une trompette.

 

– Une trompette ? Et comment avez-vous pu me dire tout à l’heure que vous deviez coller votre oreille sur sa bouche ?

 

– Enfin, je l’ai cru… Mais si, Guillaume, je t’assure, elle sonnait comme une trompette. Il est vrai que j’étais un peu ivre. Jambe-de-Laine a gratté longtemps contre la porte, pauvre folle ! – elle n’était pas sûre que l’autre fût parti ; elle m’entendait geindre en dormant, comme M. Ouine. Car il geint toujours en dormant, figure-toi, et même éveillé, les yeux grands ouverts, tout à coup – dix secondes, vingt secondes peut-être – comme ça : heu… heu… quelle horreur !

 

– Alors ?

 

– Alors ? Eh bien ! voilà. Je pense que le pauvre type est mort maintenant.

 

– Vous ne trouvez rien à dire de plus, Philippe ? Non ? Oh ! Steeny, mon petit Steeny, je vous ai vu l’autre nuit, en rêve, cloué par le milieu de la poitrine sur un rocher aride, une espèce de muraille flamboyante, un mur de sel et, avant que j’aie pu seulement prononcer un mot, vous m’avez crié : « Non, non, reste là, ne bouge pas, laisse-moi », absolument comme si vous étiez déjà damné.

 

– Tu m’embêtes. On lit ces histoires-là dans les manuels. Et d’ailleurs tu sais nos conventions, je fonce droit devant moi, toujours. Si la vie n’est qu’un obstacle à forcer, je la force, je sortirai de l’autre côté tout écumant, tout sanglant. Et toi, tu me suis, mais de loin, nous te verrons déboucher à ton tour, portant le poids de mes péchés. Enfin tu es mon âme, fiche-moi la paix, notre salut c’est ton affaire… Écoute, Guillaume…

 

La pauvre maison, avec sa ceinture de goudron, son crépi blême, ses minuscules fenêtres continuait d’entrer lentement dans le jour, poussait lentement hors de la nuit, ainsi qu’une carène naïve, ses vieux flancs ruisselants d’ombre. Un nuage, en passant, l’enveloppa de sa silhouette vertigineuse, poursuivit de colline en colline sa course démesurée, s’évanouit.

 

 

– Écoute, Guillaume… j’ai manqué à ma parole, j’ai manqué à ma parole le jour même où je me suis réellement senti une parole, le premier jour de ma vie d’homme. Rien pourra-t-il jamais effacer ça ?

 

La main du petit infirme s’était posée dans la sienne et il la sentait centre sa paume, aussi dure, aussi froide qu’une main morte.

 

– C’est ma faute, Philippe. Quand vous avez frappé, je vous ai reconnu tout de suite à travers la vitre, j’aurais dû vous laisser le temps de respirer. Oui, vous parliez d’une voix de somnambule, vos yeux tournaient comme des lampes.

 

Il essaya de croiser sur la poitrine les deux béquilles qui claquèrent l’une contre l’autre, lugubrement. Mais Philippe, à plat ventre, ne cessait d’épier le petit visage résolu, peu à peu cerné par l’aube, au ras de l’herbe. Le jour insidieux en accusait encore l’excessive, la pathétique mobilité. Il voyait se tendre l’arc douloureux de la bouche, la double fossette au creux livide, la recherche anxieuse puis la brusque concentration du regard, tout ce drame familier dont il connaissait depuis longtemps chaque rite secret.

 

– Tant pis, murmure la voix dans un souffle, pour eux seuls – comme si la vieille maison pouvait entendre – ne vous mettez plus en peine de ça, Philippe, ne tournez jamais la tête en arrière, ne pensez jamais qu’au lendemain. Et puis dépêchons-nous ! Dépêchons-nous de faire de grandes choses ensemble, j’ai trop peur de ne pas pouvoir vous suivre jusqu’au bout, vous m’aurez usé avant.

 

Il a glissé les deux mains sous sa nuque et le jour éclaire en plein le visage de nouveau méconnaissable, avec son doux sourire sans âge.

 

– Répondez-moi, Steeny, ne faites pas le têtu. Ou alors menez-moi un peu plus loin, jusqu’aux étables ; ils vont se lever d’une minute à l’autre.

 

–Pas la peine, dit Philippe, ce ne sera pas long. Mon Dieu ! Pourquoi t’ai-je raconté cette histoire ? Il est vrai que je n’avais pas beaucoup dormi, l’averse sonnait sur ma tête, jamais je n’avais tant désiré te voir, toucher ta main, t’entendre ! Pense donc ! J’avais eu beau chercher du haut de la crête les feux de la gare du Plantier, pas moyen, la nuit me poussait dans le dos… Ils auront trouvé ce matin le lit vide, mon chapeau est encore sur la table, et en ouvrant la porte à tâtons, j’ai dû casser quelque chose, un cadre, un vase, je ne sais quoi, cela craquait sous mes bottes… Après tout, ce n’est qu’une phrase tellement obscure, l’imagination d’un ivrogne agonisant, une leçon répétée peut-être ?… Qui pourrait le dire ? D’abord, figure-toi, il n’a même pas voulu tourner les yeux. Ginette avait tiré son bras maigre hors des couvertures, le secouait : « Anthelme, Anthelme ! voilà Philippe… Philippe, le petit Philippe auquel tu as toujours quelque chose à dire. (Oui, mon amour, ne le pressons pas trop, laissons-lui prendre son temps, il s’agit, je crois, de votre père, mon amour !…) Anthelme ! allons, Anthelme… » L’autre s’ébrouait, reniflait ou geignait à petits coups en faisant « non ! » de la tête, tu aurais cru voir une nourrice avec son marmot, pouah ! Enfin il a tout de même cessé de pleurnicher. Jambe-de-Laine m’a poussé aussitôt vers le lit, ses deux mains sur sa poitrine, sa tête contre ma joue : « Il va parler, mon ange, écoute ! écoute ! Délivre un peu sa pauvre âme ! » C’est alors qu’il m’a dit cela… cette chose…

 

– Quoi, au juste ? Tâche de te souvenir. Répète-le-moi mot à mot.

 

– Est-ce que je me rappelle ? Il m’a parlé de mon oncle François, que je n’ai jamais vu, qui est brouillé avec ma mère, – de mon père qui était son camarade au lycée d’Étouy – son copain, son vrai copain ! – ajoutant chaque fois d’autres mots incompréhensibles. Les longues mains de Ginette me passaient sous le nez, je crois qu’elle lui pinçait les côtes, il faisait hi ! hi ! avec une grimace. N’oublie pas qu’il empestait l’alcool, l’odeur de l’alcool couvrait tout… Enfin il a crié – mais j’ai menti, ce n’était pas d’une voix de trompette – il a répété deux fois, le plus fort qu’il a pu : « Philippe n’est pas mort, garçon. Ton père vit toujours, mon garçon ! » Après quoi, ayant hoché gravement le menton à la manière du croquant qui vient de faire un bon tour – de vendre une vache soufflée, par exemple, ou un cheval cornard – il s’est remis à pleurnicher de plus belle, tandis que les larmes de Jambe-de-Laine me coulaient dans le cou. « Garde cela pour toi, Steeny. Il l’a voulu, nous devons respecter sa volonté, la volonté d’un mourant, n’est-ce pas, mon ange ? » Puis elle m’a demandé ma parole d’attendre, de ne rien dire à personne sans sa permission.