De plus l’incurie du médecin de Fenouille a fait de
son petit-fils un boiteux. Un boiteux ! Plaise au Ciel que l’autre ne s’avise
un jour d’engrosser sa femme, le manant ! Mais il faut dévorer sa honte en
silence, s’asseoir à la table chaque soir bien droit, tête haute, luttant
sournoisement contre les reins, la nuque, les jointures brûlantes, la hideuse
vieillesse. D’ailleurs, le vieux prend sa part convenable de besogne, de soupe,
d’eau-de-vie et il a dans sa cassette de quoi payer le curé, le docteur, acheter
le cercueil, dédommager la fille pour les deux draps gâchés, le suaire. Nul ne
sait mieux que lui saigner un cheval, désenfler d’un coup de trocart la bête
bourrée de trèfle frais, ou le bras nu, engagé jusqu’à l’épaule, aider une
génisse dans son premier travail. Au temps des mauvaises récoltes, jadis, on le
payait d’un «merci à vous, monsieur Devandomme », la main à la haute casquette
de soie noire car en dépit de son mariage avec Zéléda peu se fussent enhardis à
le traiter en cousin, et il avait son banc à l’église. Mais il accepte maintenant
son salaire, entasse les billets de dix francs, de vingt francs, bien dépliés
au pouce, un par un, les serre ensemble avec un vieux lacet. Chaque premier
jour du mois, il pose le paquet sur la table, sans un mot, retire de sa poche
une main énorme, pleine de monnaie : « Ici, petit, dit-il de sa voix
rauque, voilà pour tes livres. » La fille remplit de genièvre un grand
verre.
Non plus que sa mère défunte, Hélène n’aime guère son père, ce
paysan orgueilleux ; elle le redoute avec une nuance de moquerie obscure, inavouée,
profonde. La famille paternelle lui reste inconnue, aussi fabuleuse qu’une
tribu d’Afrique – le vieux n’a ni frère ni sœur et depuis quarante ans n’écrit
jamais à personne… Alors quoi ! elle appartient tout entière aux gens d’ici,
à ces buveurs de bistouille, ces fanfarons avec leur belle chemise fraîche du
dimanche sur leur peau brune, la casquette claire posée sur l’oreille, leur
jolie bouche canaille, toujours humide et ce parler gras appris dans les bals d’Étaples.
Certes, le père n’eût pas permis jadis qu’elle dansât aux ducasses, et c’est un
bien pauvre soulas pour une fille que le regard furtif jeté chaque dimanche, au
sortir de la messe, sur les vitres de l’estaminet ! Après quoi il faut qu’on
aille sagement ourler du linge d’église dans la salle du presbytère à l’odeur
aigrelette. Aussi quel coup sourd en pleine poitrine, quel grondement de tout
son jeune sang lorsque voilà deux mois elle a vu un soir, à deux pas, derrière
la haie, sa courte pipe au coin des lèvres et les yeux rieurs, Eugène, le bel
Eugène, Eugène Demenou, venu six mois plus tôt avec son équipe de bûcherons, ses
chars et ses chevaux, pour exploiter la forêt de Gardanne, au compte du
syndicat juif de l’Ardenne… Ah ! ah ! dès le second jour, la tête
pressée contre la veste de bure qui sent les bruyères et la mousse, elle a
mordu son cou blanc !
À leur double stupeur le vieil homme répondit : « C’est
bien, nous ferons la noce en août», absolument comme il eût dit : « Voilà
le temps des pommes », avec un coup d’œil au cadre doré où la grosse dame
sourit toujours, d’un sourire mort depuis quinze années, placide, imperturbable
sous la crasse et les chiures de mouches. Le soir même des noces, l’infirme
caché dans l’herbe, tout en haut de la pâture, a vu le vieux venir à lui, de
son grand pas lourd. Le peuplier frémit à peine, une vache attentive montre l’envers
de son mufle rose. En hâte l’enfant a saisi ses béquilles, s’est dressé sur les
mains et sur les genoux. Mais l’aïeul l’a pris déjà, lié de ses deux bras durs,
soulevé de terre, pressé contre sa vieille poitrine aussi noueuse qu’un tronc
de pommier. « Garçon, dit-il, garçon, nous sommes humiliés. »
La famille Devandomme n’est pas originaire d’Erighem, bien
que quatre générations des siens y aient vécu, ni d’aucun autre village du pays
flamand. Ardennaise peut-être ou meusienne – qu’importe ! Cent ans et plus,
les bourgeois de Wormhoudt, de Steinword, de Cassel ont répondu au salut de ces
bons géants aux colères brusques, serviables, connus pour dresser les meilleurs
chiens de contrebande mais loyaux en affaires et qui donnaient des fils à l’Église.
Jusqu’au jour…
Ça, c’était resté le secret du mystérieux petit lieutenant à
la culotte orange galonnée d’or, à la tunique vert pomme qui venait d’accompagner
Charles X de Rambouillet à Cherbourg, puis en Écosse. Un cotre du port de
Douvres l’avait débarqué à Dunkerque ; il regagnait la Lorraine au dos d’un roussin hirsute, insoucieux des policiers orléanistes, portant par défi
la croix de saint Louis sur un invraisemblable uniforme datant de l’émigration.
La fatigue du voyage, ou plus vraisemblablement le sourire de la jolie aïeule
rencontrée près de la fontaine, et ses bras ronds le retinrent trois jours, couché
tard, tôt levé, brossant le roussin dès l’aurore sous la fontaine, en sifflant
comme un oiseau. Les bonnes gens s’égayaient de son flamand nasillard, appris
chez les chevau-légers du régiment de Cassel, et plus encore de sa taille fine,
de ses mollets avantageux, de ses jolies hanches, de son pas dansant. Dès qu’il
eut ouï ce nom de Vandomme : « Vandomme. Hé là ! Vandomme…
Saprejeu, Vandomme !… M, votre grand-père ne se prénommait-il pas Anthénor ?
Anthénor de Vandomme ? – Oui, monsieur. – Saprejeu ! quelqu’un de
vous l’a-t-il connu ? – Non, monsieur. Nous savons que c’était un fort
homme, peu respectueux des prêtres, et, s’il ne faut rien cacher, joliment
paillard. Dans ma jeunesse les vieux se souvenaient encore de l’avoir vu
arriver un soir, tout comme vous, sur un cheval bourru, avec ses hardes dans un
portemanteau… mais qui se souciait alors des gens ! D’Hazebrouck à
Gravelines, les bandes tenaient la campagne, ce n’était que pilleries ; on
voyait flamber les villages jusqu’à Furnes, par-dessus les coteaux de
Bamberque. à vingt lieues. Enfin, il a acheté cette terre où nous sommes, et
moins d’un an après. il épousait une fille des Vanhouette, à Herschell. Puis il
est mort, mon père n’étant encore qu’un marmot. »
Devandomme n’en put dire plus long cette fois, car le petit
homme vert, hors de lui, frottait déjà contre ses joues, un long nez barbouillé
de larmes et de tabac : « Marquis de Vandomme, je suis votre
serviteur ! Nos grands-pères furent ensemble Nisus et Euryale, Castor et
Pollux, Achille et Patrocle. La guerre, le jeu, les filles et peut-être une
méchante affaire de traite en Afrique, rompirent une amitié si tendre :
votre aïeul disparut, laissant le mien dans les pleurs. Bénie soit la divinité
qui nous rassemble ! Qu’ai-je besoin d’autres preuves ! Qui peut se
vanter d’avoir rencontré un Vandomme de ce côté-ci de la Lys ? Et qui donc y a jamais porté le nom troyen d’Anthénor ? » Il avouait d’ailleurs
qu’une pareille affaire était de conséquence, promettant de la mener jusqu’au
bout, d’établir la filiation par des documents authentiques, tirés de son
propre chartrier. « On vous a piraté, monsieur, on s’est partagé vos
dépouilles. Et que penser d’une Maison aussi médiocre que celle de Crescent-Vandomme,
qui a repris votre nom, vos armes, le titre même de marquis – jolie portée de
blaireaux ! Je puis en parler d’expérience, mon cher ; nous sommes
divisés sur une question d’héritage depuis 1780, et sans Robespierre et
Bonaparte, je les eusse mis nus comme saint jean.
1 comment