Pour tant de pauvres diables, la douceur n’est qu’absence, absence de malice ou de malignité, qualité négative, abstraction pure. Au lieu que la sienne a fait ses preuves, prudente en ses desseins, hardie à prendre, vigilante à garder. Comment ne pas l’imaginer sous les espèces d’un animal familier ? Entre elle et la vie, le rongeur industrieux multiplie ses digues, fouille, creuse, déblaie, surveille jour et nuit le niveau de l’eau perfide. Douceur, douceur, douceur. À la plus légère ombre suspecte sur le miroir tranquille, la petite bête dresse son museau délié, quitte la rive, rame de la queue et des pattes jusqu’à l’obstacle et commence à ronger sans bruit, assidue, infatigable. La tache noire diminue insensiblement puis s’efface, avant que l’œil ait perçu autre chose qu’un mince sillage d’argent. Parfois, après dîner, sous la lampe, lorsqu’une lassitude légère invite au regret, au rêve, elle laisse retomber son menton entre ses mains, soupire. Elle songe à la force qui est en elle et dont le sort trop propice ne lui a pas permis de donner la mesure, cette expérience profonde des êtres, de leur faiblesse, de leur secrète fragilité – expérience dont elle serait bien incapable de faire profiter personne – à peine contrôlée par l’esprit, à peine distincte des obscurs pressentiments de l’instinct. « Je n’ai jamais rien compris à la vie, a-t-elle coutume de dire, sinon qu’elle m’a toujours portée au but que je voulais atteindre. » Et elle ajoutait non sans coquetterie, pour l’édification de l’ancien curé de Fenouille : « Toute petite, j’avais une peur affreuse des hommes, et puis j’ai connu un jour que cela qui gesticule n’est pas dangereux. » D’où lui vient ce souple génie, cette patience d’insecte, la clairvoyance inexorable qui lui permet d’attendre à coup sûr la lassitude de l’adversaire, le premier mouvement de faiblesse ou d’oubli ? De son père, peut-être, mort très jeune, dont elle revoit le visage livide, les yeux au cerne bleu, la bouche nerveuse, inquiète, faite pour le mensonge et la caresse – jusqu’à ce geste qu’il avait, qu’elle a elle-même, le recul imperceptible de tout le buste à la moindre apparence de contradiction.

 

– Ton grand-père, dit-elle à Steeny, était l’homme le plus délicieux, séduisant comme une femme ; ta bonne-maman l’adorait.

 

Elle l’avait adoré, en effet, au point de flatter le seul vice dont il fût capable, une paresse devenue bien vite monstrueuse, dévoratrice. Pour continuer à nourrir ce cancer, le modeste emploi perdu, le patrimoine dissipé, la malheureuse – selon le mot féroce, un des plus beaux du vocabulaire bourgeois – courut le cachet. Aux supplications de la famille elle répondait, avec la prodigieuse assurance des êtres sacrificiels : « Lucien est plus malade qu’on ne croit. » Paroles terribles auxquelles le malheureux, dévoré d’ennui, ne devait opposer qu’une résistance impuissante. Il finit par mourir, en effet, après une interminable agonie, prolongée des mois au milieu des impuissances et des sarcasmes de ses proches, d’une mort aussi lente que sa vie. Michelle alors avait huit ans. Elle se souviendra toujours de ce noir décembre, l’odeur de thé et de gaïacol, la pluie qui sonne aux vitres et ces terrifiants silences. Toute la nuit, sa mère exténuée trotte de la chambre à la cuisine, le parquet grince, l’eau siffle dans la bouilloire, les verres tintent – la petite fille s’endort d’un sommeil anxieux jusqu’à ce que la lumière éclate une fois de plus dans le couloir, fuse par les fentes de la porte. Faut-il appeler ?… Mais elle redoute plus encore de voir paraître sur le seuil, livide, le regard brûlant, impossible à soutenir, égaré dans un demi-sommeil qui ressemble à une espèce d’hallucination, celle que l’attente du malheur a comme métamorphosée, lui rend presque étrangère. Que peut-elle contre ces deux êtres menaçants liés entre eux par on ne sait quel pacte, partenaires d’un jeu sinistre ? Alors elle enfonce sa tête au creux de l’oreiller, recueille ses forces enfantines, s’exerce gauchement à sourire, en secret, pour elle seule. Douceur, douceur, douceur… Un sûr instinct l’avertit que toute révolte, pour un bref allégement, ne ferait que l’assujettir plus étroitement à ces deux compagnons, engagés dans une effrayante aventure.

 

Il s’agit seulement de fermer son cœur, rompre le contact – petit cœur rapide et sournois, qu’elle écoute battre un doigt sur la tempe – sa vie, sa petite vie, sa vie à couvrir, à défendre ! « Attention au cœur ! répète le médecin chaque soir, du fond de l’antichambre ténébreuse, prenez garde au cœur, le cœur peut flancher. » Elle a cru des jours et des jours son propre sort lié à celui de ce cœur fléchissant, prête à détester l’homme gris, taciturne, qui la tirait ainsi vers le noir, la mort, mais elle a fini par comprendre qu’il n’en était rien, que l’autre cœur une fois immobile, le sien continuerait sa tâche, avec ce grignotement de souris. Seulement l’habitude est prise de surveiller le petit serviteur trop fragile. Douceur, douceur… « Michelle est un ange, s’écrie maman, pauvre chérie, elle a l’air de tout comprendre, elle comprend tout ! » Et c’est vrai qu’elle comprend vaguement que la fin approche et – merveille ! voilà que ce jour redoutable est pareil aux autres jours, ni meilleur ni pire – les rideaux demi-clos, la table mise, la nappe blanche, des voix qui chuchotent. un suave silence… Vers le soir la misérable mère, à bout de forces, s’est jetée sur sa fille, farouche, aussi rouge qu’à la Chandeleur quand elle fait sauter dans la poêle les crêpes fumantes : «Ma chérie !… » Heureusement elle l’a reposée à terre presque tout de suite : «Ne prends donc pas tant sur toi, mon amour. Tu me fais peur ! Et encore : « Tu as été si forte, si patiente. Trois mois que je te délaisse, mon Dieu : Ah ! Mimi, nous ne nous quitterons plus. »

 

 

Elles ne se sont plus quittées, en effet. Maman est morte beaucoup plus tard, six mois après le mariage de Michelle, dans la maison de Philippe, à Béthune, – un de ces affreux cubes de briques, avec un perron minuscule. La foule absurde des dimanches du Nord passe sous les fenêtres, silencieuse, dans un nuage de poussière dorée. Les journaux du soir annoncent la mobilisation de l’armée russe. « Ménagez-la, soupire une dernière fois la mourante à l’oreille de son gendre. Ah ! oui, Philippe, ménagez-la, comprenez-la ! » Hélas ! hélas ! il est trop tard. Ce grand garçon au profil dur appartient à la race ennemie, dévoratrice, celle qui ne mesure pas son élan, se jette sur la femme aimée comme une proie. Un moment, elle a vu Michelle faiblir. Entre les puissantes mains, la fille si ferme, si sage, parut tout à coup un autre être, méconnaissable avec sa face creusée, douloureuse, les longues bouderies, le rire aigu, discordant qui traverse l’épaisseur des murs, secouant la vieille dame sur sa chaise : « On dirait le cri d’une oie sauvage, la nuit, quand le vent tombe.» Quelques semaines la maison de briques retentit de scènes furieuses, puis l’écho s’en apaisa par degrés, le silence se fit autour de l’homme avide, l’ingénieuse douceur recommença de filer ses toiles. « C’est un poète, soupire Michelle, un grand enfant. Il vous arrache de terre et cinq minutes après ne sait plus que faire de vous, cherche un coin sombre où déposer son jouet. » Le 28 décembre 1916 il disparut au cours d’une contre-attaque.