« Outre les renseignements recueillis çà et là, et
notamment le témoignage très précis du lieutenant Debouloy, il est malheureusement
certain qu’aucun blessé n’a pu subsister longtemps sur tout le terrain compris
entre Saint-Jean-du-Loup et la cote 193 en raison de l’épaisse nappe de gaz
demeurée dans les fonds et qui rendait encore la position intenable le matin du
29. »
Steeny, n’est qu’un faux nom, un sobriquet emprunté par
Michelle à son roman anglais favori. Steeny se nomme Philippe, comme son père –
le disparu, l’englouti. Sans doute il n’aime pas trop le sobriquet, mais le
vrai nom lui fait peur. Miss l’appelle ainsi quelquefois, par jeu peut-être – ou
alors dans quel autre dessein ? Elle ose seule prononcer, généralement d’ailleurs
à l’improviste, les deux syllabes funèbres, et Steeny frissonne malgré lui.
Papa !… Le portrait du mort est sur sa petite table de travail, entre les
deux vieux Quicherat ; il est sûr de le retrouver là chaque matin, le
regarde à peine. Des années, ce père qu’il n’a jamais vu est resté pour lui un
personnage légendaire, tout juste distinct de millions d’autres héros, ces
Poilus cocasses, verbeux et sordides, dont le Journal de la Jeunesse lui retraçait l’histoire, – jusqu’au jour où s’étant glissé à quatre pattes au
fond d’un des immenses placards du grenier que Michelle nomme, on ne sait
pourquoi, le Purgatoire, et qui sert de seconde lingerie, il a soudain flairé
une odeur étrange, étrangement vivante, aussitôt reconnue, – mais où ?
mais quand ? – tabac, poivre, santal, le santal détesté par Michelle. Mon
Dieu ! Tiré hors de sa cachette comme par une main furieuse, il s’est
retrouvé assis par terre tenant serré sur sa poitrine, machinalement, un veston
de velours raide et froid, qu’il a aussitôt rejeté dans les ténèbres. Depuis, le
nom de Philippe lui fait peur. Pauvre Philippe ! Vingt fois, cent fois, il
s’est promis, il s’est juré de remonter là-haut, – un après-midi pareil à
celui-ci, lorsque tout dort. Être surpris par Michelle serait ridicule. Il
prendra le plus possible de ces reliques au hasard, par brassées, à grands bras,
ainsi qu’il eût emporté sous le feu son corps sanglant… L’odeur funèbre flottera
longtemps encore, jusqu’au soir, et Michelle dira, penchant la tête et le nez
froncé : « Pouah ! quelle horreur ! » Heureusement le
butin sera déjà dans l’armoire, il aura la clef dans sa poche. « Steeny, tu
as fumé, oui tu as fumé, je le jure ! Ta chambre pue le tabac, c’est
dégoûtant ! »
Mais aujourd’hui, comme hier, comme toujours, ce n’est qu’un
rêve : l’entreprise est téméraire, presque folle, d’introduire un mort au
cœur d’une vie déjà si pleine. Depuis dix ans, sauf pour de brèves vacances, Philippe
n’a vu du monde que la maison cernée par les pins, avec son jardin vieillot, son
potager, ses charmilles. Au-delà, le village minuscule, et la mince route
blonde, enroulée sur elle-même comme une vipère, et qui ne mène nulle part.
Michelle a voulu cette solitude. « Je ne ferais pas de Steeny un de ces
affreux petits hommes grimaçants, des singes, les potaches. » D’ailleurs, le
seul collège passable est à Boulogne, – des prêtres du diocèse, d’anciens
vicaires qui sentent la crasse et l’encre. J’ai rencontré le supérieur, jadis –
une commère, une vraie commère, molle et joufflue, des hanches énormes. « Madame,
nous vous prenons un enfant, nous vous rendrons un homme. – Un homme, monsieur !
Je sais ce que c’est, il a bien le temps d’être ça ! » Et sans doute
elle aime passionnément son fils, mais elle éloigne le plus qu’elle peut l’heure
certaine, l’heure fatale où elle verra paraître une fois encore, une dernière
fois, l’ennemi de tout repos, le tyran, un autre Philippe… Un autre Philippe ?
*
* *
– Hé bien, Steeny, tout seul ?
C’est la châtelaine de Wambescourt, Mme de Néréis,
qui s’efforce de sourire, et ne réussit qu’une grimace compliquée tandis que sa
pauvre tête folle s’agite en tous sens, cherche en l’air un invisible appui.
– Maman est là, répond insolemment Steeny. Elle fait la
sieste, je pense. Voulez-vous…
– Non, non, restez, mon chéri ! N’allez pas…
Elle ramasse vivement autour d’elle les plis de son long
manteau noir, laisse échapper son sac, le rattrape au vol, jette à la dérobée
vers les persiennes closes, un regard craintif.
– N’allez pas ! Laissez Michelle dormir. C’est si bon
de dormir, Steeny… Mon Dieu !
Elle s’étire au soleil avec un étrange frisson. La lumière
fouille encore le misérable visage torturé où la bouche peinte éclate
lugubrement.
– Ne m’accompagnerez-vous pas jusqu’à ma voiture, Steeny, mon
ange ? Je l’ai laissée à l’entrée du parc, à cause des mouches. Le long de
la rivière, c’était atroce : j’ai cru que la jument s’emballerait.
– Emballée ? Oh ! madame !…
Philippe hausse les épaules d’un air entendu. Il n’a peur d’aucun
cheval, ces histoires de jument emballeuse le font rire.
– Vous vous moquez de moi, mon ange…
Elle le précède d’un grand pas hésitant, inégal, farouche.
Les hauts talons de ses bottes glissent sur les aiguilles de pins et chaque fois
qu’elle fléchit les genoux, se redresse, il flotte autour d’elle une odeur d’éther
et d’ambre.
– Si ! vous vous moquez. Ne dites pas non, Steeny !
N’est-ce pas que je suis ridicule dans cette espèce de fourreau de soie, et mes
longues pattes grêles ? J’ai l’air d’une araignée noire à tête blanche. Ça
doit vous faire rire, hein, Steeny ?
– Moi ? Non, réplique tranquillement Philippe. Je
trouve que vous ressemblez à un personnage de roman.
Elle s’est arrêtée soudain, la tête renversée en arrière, les
sourcils levés, la bouche furieuse. Que va-t-elle dire ? Mais le regard
que Steeny affronte avec une sorte de curiosité outrageante cède le premier, s’échappe.
Elle lui tourne le dos, se jette en avant, comme pour rattraper son équilibre.
Philippe pense à un gigantesque oiseau blessé qui marche sur ses ailes.
– Il ne faut pas, mon ange. Les personnages de roman, fi !
Et qu’est-ce que vous faites de ces gens-là, vous, Steeny ?
– Oh ! rien ! Voilà justement pourquoi je les
aime. Ils ne servent à rien. Moi non plus.
Elle s’arrête encore, tourne à droite et à gauche des yeux
de bête traquée, reprend sa course dansante.
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