Étranges mains comme suspendues entre ciel et terre,
emportées dans un vol silencieux, derrière la bête farouche ! D’où
viennent-elles ? Où vont-elles ? Vers quelle fatalité ? Tout à
coup, Philippe appuie dessus ses lèvres.
Depuis une minute d’ailleurs la voiture roule dans l’herbe.
– Nous entrerons par les pâturages, Steeny, nous le devons.
Il le faut. Jour et nuit, M. Ouine est à sa fenêtre, observe tout.
Elle saute à terre, caresse la longue encolure ruisselante.
– Vous voyez cette jument, Steeny ? Eh bien ! vous
la retrouverez ici-même, elle n’aura pas remué une patte, sinon pour s’émoucher.
On ne l’attache jamais.
– Oh ! dit Philippe, moi, vous savez, les bêtes
dressées, les prodiges – pouah ! Pourquoi pas un cheval de cirque ?
Est-ce qu’elle danse ?
*
* *
La chambre de M. Ouine est tapissée de papier rose un
peu fané, mais propre, et il a lui-même blanchi le plafond à la chaux.
Malheureusement la crasse séculaire reparaît sous les badigeons, y dessine des
caps, des golfes, des îles, toute une géographie mystérieuse. L’étroite fenêtre
ne laisse passer qu’une lumière pauvre, encore assombrie par les sapins proches,
trois arbres demi-morts, à la cime noire, et dont l’épaisse membrure craque
sans cesse.
– De la chance… beaucoup de chance… répète le vieux monsieur
d’une voix douce. Ordinairement je m’assoupis quelques minutes vers sept
heures. Mais j’ai entendu distinctement claquer la porte du vestibule, mon
sommeil est léger… De toute façon, il est préférable que nous ne parlions plus,
d’ailleurs, de ce détestable malentendu.
M. Ouine était assis au bord du lit, les jambes
pendantes, un chapeau melon posé sur les genoux, sa vareuse boutonnée jusqu’au
col, ses gros souliers soigneusement cirés. On l’eût pris volontiers pour une
sorte de contremaître, n’était l’extraordinaire noblesse d’un visage aux lignes
si simples, si pures que ni l’âge, ni la souffrance, ni même l’empâtement d’une
mauvaise graisse n’en altéraient jamais la bienveillance profonde, l’expression
de calme et lucide acceptation.
– Écoutez, dit-il après un silence, écoutez… Entendez notre
amie faire les cent pas dans le corridor, malheureuse créature ! Ah !
Philippe (il me serait trop pénible de vous donner ce nom absurde de Steeny), souhaitez
de connaître la pitié, avant que l’expérience du dégoût en ait empoisonné la
source !
Une de ses courtes mains caresse doucement la cloche de
feutre, tandis que l’autre vient se poser sur l’épaule de Steeny.
– Ne vous étonnez pas de me trouver ici, Philippe, ne me
plaignez pas. J’aime cette maison. J’y ai connu des heures inoubliables. Oui, des
jours et des jours, cette chambre que vous voyez là, si niaise avec son lit de
bonne, sa cuvette et son pot, a été comme un petit navire battu par la mer. C’est
moi qui ai voulu son dénuement, sa pauvreté grossière si favorable à un
demi-sommeil, riche en rêves. Que de fois ai-je dû frotter, cirer, polir les
carreaux rouges avant que se dissipât cette odeur de moisissure et d’eau morte
qui sort ici des murs mêmes, empoisonne jusqu’à l’air du jardin ! J’ai dû
curer les joints, pavé par pavé, les imbiber de chlore comme autant de petites
plaies. Oh ! vous ne me croirez pas, jeune homme : la boue ainsi
mordue par l’acide, la boue d’un siècle ou deux, tirée de sa longue sécheresse,
n’en finissait pas de sortir petit à petit sous mes doigts, d’y éclater en
grosses bulles grises. Je me couchais exténué, tout en sueur, avec encore dans
l’oreille ce claquement mou, horrible. Le passé est diablement tenace, mon
garçon.
– Bah ! fait Steeny, je n’aurais pas pris tant de peine,
monsieur Ouine. Pour moi, le passé ne compte pas. Le présent non plus d’ailleurs,
ou comme une petite frange d’ombre, à la lisière de l’avenir. L’avenir !…
Il a tourné la tête d’instinct vers la fenêtre, le jour.
Peine perdue. Le regard triste qu’il sent peser sur lui l’écarte déjà peu à peu,
comme d’une pression mystérieuse, le ramène au lit dont le drap blême s’efface
dans l’ombre.
– Je suis votre ami, Philippe, dit simplement M. Ouine,
mais avec une autorité prodigieuse.
Il a dressé brusquement la tête et le temps d’un éclair – ô
rêve absurde ! – Steeny a cru reconnaître le compagnon prédestiné de sa
vie, l’initiateur, le héros poursuivi à travers tant de livres. Et de le
découvrir si différent de ce qu’il imaginait, vieux et malade, il croit sentir
sa propre poitrine se creuser du même feu sournois qui dévore celle-ci sous la
pauvre vareuse de laine ; et, pour étouffer un sanglot dérisoire, il jette
lui aussi la tête en arrière, affronte il ne sait quel défi porté par cette
maison même et ses puissances secrètes, servantes diligentes de la plus secrète
de toutes, la Mort – la Mort à l’ouvrage si près d’eux, sous leurs pieds… M. Ouine
caresse toujours son chapeau.
– Vous êtes un brave petit garçon, excusez-moi, dit le professeur
après un silence. J’ai honte de vous avoir parlé sur ce ton de sollicitude
imbécile, paternelle. Plût à Dieu que je fusse seulement votre égal !
Son regard pâlit un peu tandis qu’il presse discrètement, des
cinq doigts de la main restée libre, le haut de sa poitrine, à la naissance du
cou. Rien d’autre, sinon peut-être la teinte grise des joues, leur affaissement,
ne parut marquer cette défaillance, et pourtant l’instinct de Philippe, avec
une force inouïe, l’avertit d’un danger proche, certain, hideux. Puis, tout s’effaça
de nouveau.
– Oui, pardonnez-moi, reprit M. Ouine. En vous voyant
tout à l’heure en compagnie de cette femme malheureuse, je n’ai pensé qu’à vous
épargner un spectacle évidemment bien cruel pour un garçon de votre âge, avilissant.
Mais sans doute êtesvous plus capable que moi d’en supporter l’humiliation.
– Quelle humiliation ? dit Philippe. Comment serais-je
humilié de voir encore M. Anthelme, mort ou vif ? Et d’ailleurs qui
vous prouve que Mme de Néréis… Pensez-vous qu’elle ne m’a rencontré
que par hasard… j’aurais dû promener les chiens…
– Promener les chiens ! s’écrie le professeur de
langues. Hélas ! il y a ici plus de chiens que vous n’en promènerez jamais,
une belle meute !… Mon enfant, reprit-il, après un silence, j’ai fait pour
l’homme simple et bon qui va mourir ce que je n’eusse fait pour aucun autre. Et
non point par compassion, notez-le, je me méfie de la pitié, monsieur, elle
exalte en moi des sentiments plutôt vils, une démangeaison de toutes les plaies
de l’âme, un affreux plaisir. Il n’en est pas moins vrai que le spectacle d’une
certaine dégradation est à la longue intolérable. J’ai protégé ces gens contre
eux-mêmes, jugez s’ils me sont connus ! Pas une encoignure de ces chambres
qui ne me rappelle un effort, une lutte, ou quelque piteux mensonge écrasé par
hasard, ainsi qu’un insecte. À présent, la besogne est faite, hélas ! – plus
rien à tuer.
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