Leurs pauvres secrets traînent partout. Oh ! notez bien, ça
leur est égal, ils vont et viennent comme jadis, répètent indéfiniment les
mêmes fables, oublient que la cachette est vide. Au dernier degré de l’avilissement,
un homme perd sa vérité pour toujours, – ceux-là marcheraient dessus sans la
reconnaître. Il est très possible que notre amie vous ait rencontré par hasard,
l’idée lui sera venue en vous voyant… Ah ! de Fenouille à Néréis, la
jument devait trotter !
– Pour trotter, elle trotte, c’est sûr… Écoutez, monsieur
Ouine…
– Dites simplement monsieur, Philippe.
– Non. Oh ! non. Vous êtes M. Ouine, ou rien.
Écoutez donc, monsieur Ouine. Si vous le croyez utile, j’irai volontiers dans
la chambre de M. Anthelme, pourquoi pas ? Depuis ce matin, – on ne
peut pas expliquer ça – ce qui m’arrive est extraordinaire. Le jardinier
bourrant sa pipe, un char vide qui passe, il semble que tout me fasse signe, m’appelle…
Comme cela s’est élargi brusquement autour de moi ! Comme la vie est belle
et profonde ! Jamais la mort ne m’a fait moins peur que ce soir.
– Je vous apprendrai à l’aimer, dit tout à coup M. Ouine
à voix basse. Elle est si riche ! L’homme raisonnable reçoit d’elle ce que
la crainte ou la honte nous retient de demander ailleurs, et jusqu’à l’initiation
du plaisir. Retenez ceci, Philippe : vous l’aimerez. Un jour même viendra
où vous n’aimerez qu’elle, je le crains. Si ma modeste petite chambre, dans sa
nudité, vous paraît douce, c’est justement qu’elle y est présente ; vous
vous y êtes blotti dans son ombre, à votre insu.
Il venait de poser à ses pieds le ridicule chapeau de feutre
et ses deux mains pâles, un peu gonflées, dessinaient un arbre mystérieux, on
ne sait quelles grandes palmes invisibles.
– Eh bien ? fit Steeny, comme pour l’éveiller. Que décidons-nous,
monsieur Ouine ?
Mais le regard du vieil homme lui fit aussitôt baisser les
yeux.
– Je ne rentrerai pas ce soir, reprit l’enfant avec une
colère soudaine. J’ai le cœur trop plein, trop lourd. D’ailleurs je hais la
maison : aujourd’hui ou demain, qu’importe ? Tôt ou tard, il faudra
bien que je traverse pour la dernière fois ce jardin ridicule, ses escaliers
croulants, sa charmille et ses deux pâtures rôties. Pour la dernière fois, je
verrai la façade bête et blanche, ce cube que soleil ni pluie n’arrivent à
fondre, – et plaise au ciel que je retrouve à sa place une mare de chaux et de
mortier !
Sur le seuil, M. Ouine lui fait un signe amical, referme
soigneusement la porte. Mais c’est en vain que Philippe prête l’oreille. Le
merveilleux silence de la petite chambre paraît seulement s’ébranler, virer
doucement autour d’un axe invisible. Il croyait le sentir glisser sur son front,
sur sa poitrine, sur ses paumes ainsi que la caresse de l’eau. À quelle profondeur
descendrait-il, vers quel abîme de paix ? Jamais encore, au cours de cette
journée capitale, il ne s’était senti plus loin de l’enfance, des joies et des
peines d’hier, de toute joie, de toute peine. Ce monde, auquel il n’osait pas
croire, le monde haï de Michelle – « Tu rêves, Steeny, pouah ! »
– le monde de la paresse et du songe qui avait jadis englouti le faible aïeul, l’horizon
fabuleux, les lacs d’oubli, les voix immenses – lui était brusquement ouvert et
il se sentait assez fort pour y vivre entre tant de fantômes, épié par leurs
milliers d’yeux, jusqu’au suprême faux pas. « Chez nous, aucune chance de
vaincre, il faut tomber ; M. Ouine lui-même tombera. » Ainsi parlaient
toutes les bouches d’ombre. Et pour lui, Philippe, en vérité, qu’importe !
Il s’étonne seulement de ne pouvoir faire une place à son nouveau maître parmi
ses héros favoris. Quelle sérénité autour de ce bonhomme épais, au front livide…
« C’est peut-être ce qu’ils appellent un saint ? » pense
Philippe avec une terreur comique.
On ne peut pas dire que le silence soit rompu, mais il s’écoule
peu à peu, suit sa pente. Derrière lui monte un frémissement presque
imperceptible, qui n’est pas encore un bruit, le précède, l’annonce… « Zut !
s’écrie Philippe, Ginette pleure.
Il faut d’ailleurs beaucoup d’attention pour reconnaître
cette plainte monotone qu’accompagne un bourdonnement plus grave – la voix de M. Ouine
sans doute – et qui s’enfle tout à coup, puis retombe. Silence.
– Eh bien ! monsieur Ouine…
Le professeur de langues haussa tristement les épaules.
– Aimez-vous les odeurs, jeune homme ? Moi je les hais.
– Quelles odeurs ?
– N’importe. Peu de spectacles sont capables d’ébranler mes
nerfs ; mais une certaine puanteur m’épouvante, je l’avoue. Oui, jeune
homme, l’épouvante entre pas à pas en moi par les yeux.
Mains jointes, il flairait craintivement ses ongles, un à
un.
– Notre ami ne sent pas bon, dit-il enfin, avec un sourire
blême.
– Quel ami ? M. Anthelme ? Et pourquoi ?
– Gangrène diabétique, je pense, répliqua le vieil homme
soudain apaisé. Heureusement cette corruption est indolore : jugez
vous-même. Notre pauvre malade a pris le lit voilà six jours. À son habitude – car
la négligence de ces campagnards est extrême – il avait gardé ses chaussettes.
Nous les lui arrachâmes hier au fond d’un baquet d’eau tiède dans l’espoir de
faciliter le décollage – hélas ! facile à prévoir – du derme.
1 comment