Mais
il n’en achève pas moins la phrase commencée, reprend sur le même ton :
– Voilà ce que vous étiez dès lors pour moi, Philippe. Je
vous ai attendu cependant. Il a fallu cette conjoncture imprévisible, l’extravagance
d’une maniaque pour que nous nous rencontrions face à face, ici même, où je n’aurais
jamais espéré de vous voir, dans cette chambre que vous n’oublierez plus, – qu’importe !…
Et maintenant, un mot encore, le dernier : que pensez-vous de moi, oui, à
cet instant ?
– Vous me faites peur, dit Steeny. Je vous suivrais au bout
du monde.
Il secoue la tête, et le regard éclatant d’ironie, d’audace,
d’une jeune et sauvage fierté :
– Demain, peut-être, dit-il, vous me ferez rire.
Mais déjà M. Ouine s’empresse autour de la table de
bois blanc, la recouvre d’une serviette, y dispose un modeste couvert, ouvre un
pot de marmelade. Le pain est justement ce pain de mie dont Philippe raffole.
– Vous boirez de ce vieux madère. Mon enfant, je vous ai
quitté tout à l’heure dans l’intention de mettre fin à notre absurde
malentendu. Bref, je pensais avoir facilement raison des caprices de ma pauvre
amie, et qu’elle accepterait de vous reconduire ce soir chez vous. Il n’y faut
plus songer. Notre malchance veut encore que le seul voisin capable de nous
venir en aide, M. Malicorne, passe la nuit à Boulogne. Que faire ? Ma
santé ne me permettrait pas de vous tenir compagnie et j’estime qu’il est bien
tard pour vous laisser entreprendre seul une course de trois bonnes lieues.
– Bah ! dit Philippe la bouche pleine, je ne dormirai
pas cette nuit.
– Reste à vous retenir ici. Mais nous devons d’abord rassurer
madame votre mère. Le petit valet des Malicorne qui, sa journée faite, nous
apporte chaque soir notre provision de lait, possédait jadis une bicyclette. Il
l’a vendue. Néanmoins je l’ai fait partir aussitôt pour Fenouille, par les
raccourcis. À quelle heure dînez-vous ?
– Huit heures, huit heures et demie, monsieur Ouine. Mais il
m’arrive souvent d’affûter les ramiers, en lisière de notre bois, sous les
grands chênes qui bordent la route. Alors je ne rentre guère qu’à dix heures.
Et puis…
Il écarte les deux mains, rejette au néant l’image d’une Michelle
plaintive, ses reproches distraits, ses longs regards.
– Et puis quoi ? Que voulez-vous dire ? interroge
le vieil homme presque avec colère. Comptez-vous sur moi pour vous enlever aux
vôtres ? Ai-je l’air d’un ravisseur d’enfants ? Hélas ! vous
vous ressemblez tous : pas un de mes élèves jadis, qui n’ait fait le
projet de me suivre, comme vous dites, au bout du monde. Il n’y a pas de bout
du monde, cher garçon.
Sa voix s’adoucit brusquement, et Philippe crut voir glisser
comme une eau trouble sur le globe des yeux que le léger pincement des
paupières venait de recouvrir à demi.
– Mais chacun de nous peut aller jusqu’au bout de soi-même.
Un moment il demeura immobile, le buste incliné en avant, le
cou un peu tordu portant la tête vers l’épaule dans une attitude incommode, presque
effrayante, comme si la parole qu’il venait de prononcer l’avait lui-même cloué
sur place.
– Vous coucherez donc ici, reprit-il enfin, dans ma chambre.
Ne vous mettez pas en peine de moi, j’irai m’étendre sur le divan de la
bibliothèque, cela m’arrive souvent, je m’y trouve bien. Peut-être irai-je d’ailleurs
à la rencontre du petit valet, la nuit sera noire. Inutile de vous inquiéter
pour Anthelme : l’événement n’est pas si proche que je l’aurais cru, le
médecin n’attend rien avant la semaine prochaine ; ces agonies sont très
lentes. Quant à Mme de Néréis ses insomnies sont imaginaires. Il est
vrai qu’à ma connaissance, elle ne se dévêt que rarement : une chaise, un
carré de tapis, l’angle d’un mur lui sont bons, le sommeil qui la saisit alors
tout à coup est celui d’un petit enfant. J’ajoute que vous avez peu de chance
de la voir quitter désormais son étage : elle aimerait mieux, je crois, d’être
battue, vous pourrez reposer tranquille.
– Monsieur Ouine…, commença Philippe.
Il pleurait presque d’énervement, d’impatience, d’une sorte
de colère sournoise aussi proche du rire que des larmes.
– Vous vous fichez de moi, monsieur Ouine. Obéirai-je, n’obéirai-je
pas ? on croirait que vous ne vous êtes même pas posé la question, c’est
inouï ! D’autant que votre programme ne tient pas debout, permettez-moi de
vous le dire. On n’a pas idée d’envoyer à Fenouille ce petit garçon quand il
eût été si facile, en me prévenant une heure plus tôt, de m’y laisser aller tranquillement
moi-même ; je connais la route mieux que lui. Beau moyen de rassurer ma
mère, d’ailleurs ! « Steeny chez Ginette, voyez-vous ça, quelle
horreur ! » Dans sa bouche, il est vrai, horrible a tout juste le
sens de ridicule ou d’insensé ! Rien n’a jamais fait réellement horreur à
ma mère, jamais…
Sa voix saccadée, grinçante avait perdu tout naturel, toute
gravité, reprenait malgré lui l’accent maintenant abhorré de l’enfance, et il
regardait avec désespoir trembler ses mains.
– Où voulez-vous en venir ? interrompit M. Ouine.
Qui parle de vous contraindre ? Partez, demeurez, vous êtes libre.
– Non, je ne suis pas libre, hurla Philippe. Je-ne-veux-pas
l’être. Cela me plaît de jouer un rôle, n’importe quel rôle, un vrai rôle. Et
gardez-vous d’imaginer que je ne l’aurais pas accepté d’un autre que vous !
Bien malin qui saurait si je vous aime ou si je vous déteste, monsieur Ouine !
Je suis ma pente, voilà tout.
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