Il n’y a pas de pente dans la vie d’un gosse. Avec nos petites joies, nos petites peines, nos petites révoltes, nette et rase comme une pelouse, un chemin de velours. Si le sol manque sous moi, c’est donc que je suis sorti de la pépinière !… Ah ! monsieur Ouine, quelle veine !

 

– Prenez garde seulement de vous étourdir, remarqua le vieil homme impassible. Vous en êtes à votre cinquième ou sixième verre de vin.

 

– Une glissade, une chute, que dire ?… À la rigueur on se contenterait bien d’un faux pas. Oui, moi qui ne suis rien moins que dévot – maman n’aime pas les prêtres, c’est connu…

 

– Pourquoi donc ? interrompit M. Ouine d’un ton piqué.

 

– Est-ce qu’on sait ? Elle en a peut-être peur, voilà tout.

 

– Et vous ?

 

– Moi, je me méfie. D’une manière ou d’une autre, monsieur Ouine, je me méfie de Dieu – telle est ma façon de l’honorer.

 

Il passait en riant ses deux paumes sur son visage enflammé.

 

– Allons, Philippe, dit M. Ouine, il est grand temps de dormir.

 

– Bon, bon, vous me croyez ivre… Et pourquoi n’avez-vous pas fait disparaître la bouteille plus tôt, vieux futé ? Elle est aux trois quarts vide maintenant. Mais pour ce qu’on veut, pas besoin d’y voir trop clair, après tout. Et d’ailleurs je ne tiens pas à voir clair, les grandes masses d’ombre ne me font pas peur. Miss prétend que je suis un esprit synthétique… « Pareil à ces gelées vivantes au fond de la mer… » Ah ! Ah ! monsieur Ouine, il y a des jours où quoi qu’il arrive, on est sûr de ne pas se décevoir soi-même, il y a des jours visités par les dieux !

 

Frappant du poing la table, il s’étonne de rencontrer la planche nue. Devant lui brûle une chandelle dans un modeste bougeoir de cuivre. À quelque distance, le corps de M. Ouine, démesurément grandi, s’incline en tous sens, avec une agilité surhumaine.

 

– Parfaitement, lui crie Steeny, rageur, oui, monsieur. Les dernières volontés d’Anthelme, il y a de quoi rire ! Qu’ai-je à faire de cet imbécile ? Et, s’il est vrai qu’il tienne tant à me voir avant de mourir, avait-on besoin de m’enlever pour ça ? Maman m’y eût plutôt conduit elle-même. D’ailleurs voilà beau temps que nous en aurions fini, lui et moi, si vous n’étiez venu littéralement m’arracher des bras de cette folle… Une folle… pauvre Ginette ! Quand j’ai vu cette pauvre petite main trop maigre, trop longue, tachée d’encre… Elle sentait le chèvrefeuille ou l’anis. Je me souviens encore d’une grande abeille immobile, juste à la hauteur de nos fronts, emportée par le vent. Au virage, elle siffle à mon oreille comme une balle… Dites-moi donc, monsieur Ouine…

 

Sous ses yeux la silhouette déformée se balance toujours avec la même furie, et pourtant la réponse lui vient de l’autre extrémité de la chambre. Il se retourne stupéfait.

 

– Vous venez de tenir un discours à mon ombre, remarque tranquillement le professeur de langues. C’est bien curieux.

 

Il achève de border le lit, tape à petits coups sur le traversin.

 

– Vos remarques ne sont pas également absurdes. Et, par exemple, je regrette que l’état du… d’Anthelme n’ait pas permis tout à l’heure… Malheureusement nous n’avons pu réussir à l’éveiller. Comprenez bien, mon ami, que j’aurais vivement désiré de ne jamais vous voir dans cette maison. Mais puisque le hasard a tant fait que de vous y amener…

 

…………………………

 

La voix s’éteint par degrés, n’est plus qu’un ronronnement vague que scande mystérieusement chaque bref sursaut de la bougie, dans un halo d’or. « Steeny, méchant Steeny ! » Est-ce donc Miss qui, une fois de plus, referme sur lui ses cruels bras ? Mais c’est en vain qu’il prête l’oreille pour entendre éclater le grand rire farouche, triomphal : une main prudente, inconnue, creuse soigneusement l’oreiller autour de sa nuque brûlante. Comme la toile est fraîche !… Hein ? Quoi ? Revenir demain ?…

 

…………………………

 

– Écoutez, monsieur Ouine, ai-je dormi ?

 

Il répète longtemps tout bas, pour lui seul, la même question sans oser ouvrir les yeux. Le vieil homme est loin maintenant, Dieu sait où – dans quel coin de cette maison morte ? Il aime mieux l’imaginer plus loin encore, à travers champs, sur la route douce. La route !… La route ?… Qui parle de route ? Non pas celle-ci, non pas l’une de ces routes pâles, mais la sienne, sa Route, qu’il a tant de fois vue en rêve, la route ouverte, infinie, gueule béante… La route ! La route ! Et face à il ne sait quelle brèche immense, pleine d’étoiles, il s’endort, les poings fermés.

 

 

* * *

 

 

– Je lui ai donné ma parole d’honneur, répète Steeny pour la deuxième fois.

 

La même pluie lourde, sans aucune brise, tombait d’aplomb sur le sol fumant. Très loin vers l’est et comme au bord d’un autre monde, l’aube orageuse formait lentement ses nuées, à travers une poussière d’eau.

 

– C’est bon, c’est bon, fit le petit boiteux Guillaume, j’ai compris, mais ne parlez pas trop fort, Philippe ; il est rentré ce matin couvert de boue, une oreille arrachée, il a perdu son fusil. Les gardes lui ont donné la chasse de Dugny à Théroigne. Ah ! si vous l’aviez vu vider le pot de bière tout d’un trait, à la régalade. Quelle soif ! De temps en temps, hors d’haleine, il baissait un peu la cruche, et je l’entendais mordre le grès, en gémissant… Mon Dieu, mon Dieu, Philippe, pourrais-je jamais l’aimer ?

 

– Tu ferais aussi bien de le tuer, dit Steeny gravement. Et aussitôt, il éclata de rire et prit la main de son ami.

 

–Ne riez pas ! supplia l’infirme. Vous me faites peur, réellement, Philippe. Moi qui ne crains personne, pas même cet affreux bâtard, il y a des jours… il me semble que vous tirez sur moi de toutes vos forces, je vais tomber, mon cœur se vide.

 

– Eh bien ! lâche-moi, mon vieux, je puis bien tomber tout seul.

 

 

– Jamais, dit l’enfant d’une voix sourde, jamais !

 

De qui, de quel ancêtre, de quel maître farouche tenait-il ce petit visage barbare, avec ses pommettes mongoles, la dépression profonde des orbites sous le double arc frontal, la bouche impérieuse, presque sauvage, et ces crins noirs ? Mais plus étrange encore, ou plus effrayante, la paradoxale mobilité de ces traits, le frémissement perpétuel des faibles muscles sous la peau mate, l’appel incessant du regard ainsi qu’une flamme renversée par le vent.

 

Le vieux lui-même, l’aïeul aux épaules géantes, l’étranger venu quarante années plus tôt des plaines de Flandres, n’a jamais soutenu l’inconscient défi de ces yeux trop différents des siens, d’une autre espèce : il détourne un peu, juste assez, son visage rose et glabre. Que leur répondre ? Le fils est mort, la bru aussi et il a permis au fond que sa fille épousât ce mauvais gars, cet ivrogne.