Il a eu raison. Ah ! Français ! vous n’êtes plus ni libres, le gilet de force est là ; ni égaux, l’homme de guerre est tout ; ni frères, la guerre civile couve sous cette lugubre paix d’état de siège.
Empereur ? pourquoi pas ? il a un Maury qui s’appelle Sibour ; il a un Fontanes, un Faciuntasinos{33}, si vous l’aimez mieux, qui s’appelle Fortoul ; il a un Laplace qui répond au nom de Leverrier, mais qui n’a pas fait la Mécanique céleste. Il trouvera aisément des Esménard et des Luce de Lancival. Son Pie VII est à Rome dans la soutane de Pie IX. Son uniforme vert, on l’a vu à Strasbourg ; son aigle, on l’a vu à Boulogne ; sa redingote grise, ne la portait-il pas à Ham ? casaque ou redingote, c’est tout un. Madame de Staël sort de chez lui. Elle a écrit Lélia. Il lui sourit en attendant qu’il l’exile. Tenez-vous à une archiduchesse ? attendez un peu, il en aura une. Tu, felix Austria, nube. Son Murat se nomme Saint-Arnaud, son Talleyrand se nomme Morny, son duc d’Enghien s’appelle le Droit.
Regardez, que lui manque-t-il ? rien ; peu de chose ; à peine Austerlitz et Marengo.
Prenez-en votre parti, il est empereur in petto ; un de ces matins, il le sera au soleil ; il ne faut plus qu’une toute petite formalité, la chose de faire sacrer et couronner à Notre-Dame son faux serment. Après quoi ce sera beau ; attendez-vous à un spectacle impérial. Attendez-vous aux caprices. Attendez-vous aux surprises, aux stupeurs, aux ébahissements, aux alliances de mots les plus inouïes, aux cacophonies les plus intrépides ; attendez-vous au prince Troplong, au duc Maupas, au duc Mimerel, au marquis Lebœuf, au baron Baroche ! En ligne, courtisans ; chapeau bas, sénateurs ; l’écurie s’ouvre, monseigneur le cheval est consul. Qu’on fasse dorer l’avoine de son altesse Incitatus.
Tout s’avalera ; l’hiatus du public sera prodigieux. Toutes les énormités passeront. Les anciens gobe-mouches disparaîtront et feront place aux gobe-baleines.
Pour nous qui parlons, dès à présent l’empire existe, et, sans attendre le proverbe du sénatus-consulte et la comédie du plébiscite, nous envoyons ce billet de faire part à l’Europe :
– La trahison du 2 décembre est accouchée de l’empire.
La mère et l’enfant se portent mal.
IX – LA TOUTE-PUISSANCE
Cet homme, oublions son 2 décembre, oublions son origine, voyons, qu’est-il comme capacité politique ? Voulez-vous le juger depuis huit mois qu’il règne ? regardez d’une part son pouvoir, d’autre part ses actes. Que peut-il ? Tout. Qu’a-t-il fait ? Rien. Avec cette pleine puissance, en huit mois un homme de génie eût changé la face de la France, de l’Europe peut-être. Il n’eût, certes, pas effacé le crime du point de départ, mais il l’eût couvert. À force d’améliorations matérielles, il eût réussi peut-être à masquer à la nation son abaissement moral. Même, il faut le dire, pour un dictateur de génie, la chose n’était pas malaisée. Un certain nombre de problèmes sociaux, élaborés dans ces dernières années par plusieurs esprits robustes, semblaient mûrs et pouvaient recevoir, au grand profit et au grand contentement du peuple, des solutions actuelles et relatives. Louis Bonaparte n’a pas même paru s’en douter. Il n’en a abordé, il n’en a entrevu aucun. Il n’a pas même retrouvé à l’Élysée quelques vieux restes des méditations socialistes de Ham. Il a ajouté plusieurs crimes nouveaux à son premier crime, et en cela il a été logique. Ces crimes exceptés, il n’a rien produit. Omnipotence complète, initiative nulle. Il a pris la France et n’en sait rien faire.
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