En vérité, on est tenté de plaindre cet eunuque se débattant avec la toute-puissance.
Certes, ce dictateur s’agite, rendons-lui cette justice ; il ne reste pas un moment tranquille ; il sent autour de lui avec effroi la solitude et les ténèbres ; ceux qui ont peur la nuit chantent, lui il se remue. Il fait rage, il touche à tout, il court après les projets ; ne pouvant créer, il décrète ; il cherche à donner le change sur sa nullité ; c’est le mouvement perpétuel ; mais, hélas ! cette roue tourne à vide. Conversion des rentes ? où est le profit jusqu’à ce jour ? Économie de dix-huit millions. Soit ; les rentiers les perdent, mais le président et le sénat, avec leurs deux dotations, les empochent, bénéfice pour la France : zéro. Crédit foncier ? les capitaux n’arrivent pas. Chemins de fer ? on les décrète, puis on les retire. Il en est de toutes ces choses comme des cités ouvrières. Louis Bonaparte souscrit, mais ne paye pas. Quant au budget, quant à ce budget contrôlé par les aveugles qui sont au conseil d’État et voté par les muets qui sont au corps législatif, l’abîme se fait dessous. Il n’y avait de possible et d’efficace qu’une grosse économie sur l’armée, deux cent mille soldats laissés dans leurs foyers, deux cents millions épargnés. Allez donc essayer de toucher à l’armée ! le soldat, qui redeviendrait libre, applaudirait ; mais que dirait l’officier ? et, au fond, ce n’est pas le soldat, c’est l’officier qu’on caresse. Et puis, il faut garder Paris et Lyon, et toutes les villes, et, plus tard, quand on sera empereur, il faudra bien faire un peu la guerre à l’Europe. Voyez le gouffre ! Si, des questions financières, on passe aux institutions politiques, oh ! là, les néo-bonapartistes s’épanouissent, là sont les créations ! Quelles créations, bon Dieu ! Une Constitution style Ravrio, nous venons de la contempler, ornée de palmettes et de cous de cygne, apportée à l’Élysée avec de vieux fauteuils dans les voitures du garde-meuble ; le sénat-conservateur recousu et redoré, le conseil d’État de 1806 retapé et rebordé de quelques galons neufs ; le vieux corps législatif rajusté, recloué et repeint, avec Lainé de moins et Morny de plus ! pour liberté de la presse, le bureau de l’esprit public ; pour liberté individuelle, le ministère de la police. Toutes ces « institutions » – nous les avons passées en revue – ne sont autre chose que l’ancien meuble de salon de l’empire. Battez, époussetez, ôtez les toiles d’araignée, éclaboussez le tout de taches de sang français, et vous avez l’établissement de 1852. Ce bric-à-brac gouverne la France. Voilà les créations ! Où est le bon sens ? où est la raison ? où est la vérité ? Pas un côté sain de l’esprit contemporain qui ne soit heurté, pas une conquête juste de ce siècle qui ne soit jetée à terre et brisée. Toutes les extravagances devenues possibles. Ce que nous voyons depuis le 2 décembre, c’est le galop, à travers l’absurde, d’un homme médiocre échappé.
Ces hommes, le malfaiteur et ses complices, ont un pouvoir immense, incomparable, absolu, illimité, suffisant, nous le répétons, pour changer la face de l’Europe. Ils s’en servent pour jouir. S’amuser et s’enrichir, tel est leur « socialisme ». Ils ont arrêté le budget sur la grande route ; les coffres sont là ouverts ; ils emplissent leurs sacoches, ils ont de l’argent en veux-tu en voilà. Tous les traitements sont doublés ou triplés, nous en avons dit plus haut les chiffres. Trois ministres, Turgot, – il y a un Turgot dans cette affaire, – Persigny et Maupas, ont chacun un million de fonds secrets ; le sénat a un million, le conseil d’État un demi-million, les officiers du 2 décembre ont un mois-Napoléon, c’est-à-dire des millions ; les soldats du 2 décembre ont des médailles, c’est-à-dire des millions ; M. Murat veut des millions et en aura ; un ministre se marie, vite un demi-million ; M. Bonaparte, quia nominor Poleo, a douze millions, plus quatre millions, seize millions. Millions, millions ! ce régime s’appelle Million. M. Bonaparte a trois cents chevaux de luxe, les fruits et les légumes des châteaux nationaux, et des parcs et jardins jadis royaux ; il regorge ; il disait l’autre jour : toutes mes voitures ; comme Charles-Quint disait : toutes mes Espagnes, et comme Pierre le Grand disait : toutes mes Russies. Les noces de Gamache sont à l’Élysée, les broches tournent nuit et jour devant des feux de joie ; on y consomme – ces bulletins-là se publient, ce sont les bulletins du nouvel empire – six cent cinquante livres de viande par jour ; l’Élysée aura bientôt cent quarante-neuf cuisines comme le château de Schœnbrunn ; on boit, on mange, on rit, on banquette ; banquet chez tous les ministres, banquet à l’École militaire, banquet à l’Hôtel de Ville, banquet aux Tuileries, fête monstre le 10 mai, fête encore plus monstre le 15 août ; on nage dans toutes les abondances et dans toutes les ivresses. Et l’homme du peuple, le pauvre journalier auquel le travail manque, le prolétaire en haillons, pieds nus, auquel l’été n’apporte pas de pain et auquel l’hiver n’apporte pas de bois, dont la vieille mère agonise sur une paillasse pourrie, dont la jeune fille se prostitue au coin des rues pour vivre, dont les petits enfants grelottent de faim, de fièvre et de froid dans les bouges du faubourg Saint-Marceau, dans les greniers de Rouen, dans les caves de Lille, y songe-t-on ? que devient-il ? que fait-on pour lui ? Crève, chien !
X. – LES DEUX PROFILS DE M. BONAPARTE
Le curieux, c’est qu’ils veulent qu’on les respecte ; un général est vénérable, un ministre est sacré. La comtesse d’Andl –, jeune femme de Bruxelles, était à Paris en mars 1852 ; elle se trouvait un jour dans un salon du faubourg Saint-Honoré.
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