Après avoir détruit les vieux partis, opérez la restauration du peuple ; proclamez que le suffrage universel, sincère, et agissant en harmonie avec la plus grande liberté, nommera le président et l’Assemblée constituante pour sauver et restaurer la République.
« C’est au nom de la mémoire de mon frère, et en partageant son horreur pour la guerre civile, que je vous écris ; croyez-en ma vieille expérience, et songez que la France, l’Europe et la postérité seront appelées à juger votre conduite.
« Votre oncle affectionné,
« Jérôme Bonaparte. »
« Place de la Madeleine, les deux représentants Fabvier et Crestin se rencontraient et s’abordaient. Le général Fabvier faisait remarquer à son collègue quatre pièces de canon attelées qui tournaient bride, quittaient le boulevard et prenaient au galop la direction de l’Élysée. – Est-ce que l’Élysée serait déjà sur la défensive ? disait le général. – Et Crestin, lui montrant au delà de la place de la Révolution la façade du palais de l’Assemblée, répondait : – Général, demain nous serons là. – Du haut de quelques mansardes qui ont vue sur la cour des écuries de l’Élysée, on remarquait depuis le matin dans cette cour trois voitures de voyage attelées et chargées, les postillons en selle, et prêtes à partir.
« L’impulsion était donnée en effet, l’ébranlement de colère et de haine devenait universel, le coup d’État semblait perdu ; une secousse de plus, et Louis Bonaparte tombait. Que la journée s’achevât comme elle avait commencé, et tout était dit. Le coup d’État touchait au désespoir. L’heure des résolutions suprêmes était venue. Qu’allait-il faire ? Il fallait qu’il frappât un grand coup, un coup inattendu, un coup effroyable. Il était réduit à cette situation : périr, – ou se sauver affreusement.
« Louis Bonaparte n’avait pas quitté l’Élysée. Il se tenait dans un cabinet du rez-de-chaussée, voisin de ce splendide salon doré, où, enfant, en 1815, il avait assisté à la seconde abdication de Napoléon. Il était là, seul ; l’ordre était donné de ne laisser pénétrer personne jusqu’à lui. De temps en temps la porte s’entre-bâillait, et la tête grise du général Roguet, son aide de camp, apparaissait. Il n’était permis qu’au général Roguet d’ouvrir cette porte et d’entrer. Le général apportait les nouvelles, de plus en plus inquiétantes, et terminait fréquemment par ces mots : cela ne va pas, ou : cela va mal. Quand il avait fini, Louis Bonaparte, accoudé à une table, assis, les pieds sur les chenets, devant un grand feu, tournait à demi la tête sur le dossier de son fauteuil et, de son inflexion de voix la plus flegmatique, sans émotion apparente, répondait invariablement ces quatre mots : – Qu’on exécute mes ordres ! – La dernière fois que le général Roguet entra de la sorte avec de mauvaises nouvelles, il était près d’une heure, – lui-même a raconté depuis ces détails, à l’honneur de l’impassibilité de son maître, – il informa le prince que les barricades dans les rues du centre tenaient bon et se multipliaient ; que sur les boulevards les cris : à bas le dictateur ! – (il n’osa dire : à bas Soulouque !) – et les sifflets éclataient partout au passage des troupes ; que devant la galerie Jouffroy un adjudant-major avait été poursuivi par la foule et qu’au coin du café Cardinal, un capitaine d’état-major avait été précipité de son cheval. Louis Bonaparte se souleva à demi de son fauteuil, et dit avec calme au général en le regardant fixement : – Eh bien ! qu’on dise à Saint-Arnaud d’exécuter mes ordres.
« Qu’était-ce que ces ordres ?
« On va le voir.
« Ici nous nous recueillons, et le narrateur pose la plume avec une sorte d’hésitation et d’angoisse. Nous abordons l’abominable péripétie de cette lugubre journée du 4, le fait monstrueux d’où est sorti tout sanglant le succès du coup d’État. Nous allons dévoiler la plus sinistre des préméditations de Louis Bonaparte ; nous allons révéler, dire, détailler, raconter ce que tous les historiographes du 2 décembre ont caché, ce que le général Magnan a soigneusement omis dans son rapport, ce qu’à Paris même, là où ces choses ont été vues, on ose à peine se chuchoter à l’oreille. Nous entrons dans l’horrible.
« Le 2 décembre est un crime couvert de nuit, un cercueil fermé et muet, des fentes duquel sortent des ruisseaux de sang.
« Nous allons entr’ouvrir ce cercueil.
II
« Dès le matin, car ici, insistons sur ce point, la préméditation est incontestable, dès le matin des affiches étranges avaient été collées à tous les coins de rue ; ces affiches, nous les avons transcrites, on se les rappelle. Depuis soixante ans que le canon des révolutions tonne à de certains jours dans Paris et qu’il arrive parfois au pouvoir menacé de recourir à des ressources désespérées, on n’avait encore rien vu de pareil. Ces affiches annonçaient aux citoyens que tous les attroupements, de quelque nature qu’ils fussent, seraient dispersés par la force sans sommation. À Paris, ville centrale de la civilisation, on croit difficilement qu’un homme aille à l’extrémité de son crime, et l’on n’avait vu dans ces affiches qu’un procédé d’intimidation hideux, sauvage, mais presque ridicule.
« On se trompait. Ces affiches contenaient en germe le plan même de Louis Bonaparte. Elles étaient sérieuses.
« Un mot sur ce qui va être le théâtre de l’acte inouï préparé et perpétré par l’homme de décembre.
« De la Madeleine au faubourg Poissonnière le boulevard était libre ; depuis le théâtre du Gymnase jusqu’au théâtre de la porte Saint-Martin il était barricadé, ainsi que la rue de Bondy, la rue Meslay, la rue de la Lune et toutes les rues qui confinent ou débouchent aux portes Saint-Denis et Saint-Martin. Au delà de la porte Saint-Martin le boulevard redevenait libre jusqu’à la Bastille, à une barricade près, qui avait été ébauchée à la hauteur du Château-d’Eau. Entre les deux portes Saint-Denis et Saint-Martin, sept ou huit redoutes coupaient la chaussée de distance en distance. Un carré de quatre barricades enfermait la porte Saint-denis. Celle de ces quatre barricades qui regardait la Madeleine et qui devait recevoir le premier choc des troupes était construite au point culminant du boulevard, la gauche appuyée à l’angle de la rue de la Lune et la droite à la rue Mazagran. Quatre omnibus, cinq voitures de déménagement, le bureau de l’inspecteur des fiacres renversé, les colonnes vespasiennes démolies, les bancs du boulevard, les dalles de l’escalier de la rue de la Lune, la rampe de fer du trottoir arrachée tout entière et d’un seul effort par le formidable poignet de la foule, tel était cet entassement qui suffisait à peine à barrer le boulevard, fort large en cet endroit.
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